Louis Jouvet

1951 – Louis Jouvet raconté par 30 témoins de sa vie – part1 (Cinemonde)

 

« LOUIS JOUVET RACONTE PAR TRENTE TÉMOINS DE SA VIE »

Une enquête d’HERVE LE BOTERF ET GERALD TILLY parue en quatre parties dans Cinémonde.

PREMIERE PARTIE – N°895 daté du 29 septembre 1951

Le 14 août 1951, Louis Jouvet rendait le dernier soupir dans sa loge du théâtre de l’Athénée. Plus de quatre semaines ont passé, déjà. Le moment est peut-être venu de préciser, en toute sérénité, l’apport du grand comédien disparu aux arts du spectacle.

C’est ce que Cinémonde tente aujourd’hui, se fixant d’évoquer la période du Vieux-Colombier.

Né en 1887 à Crozon, Jouvet aborda le théâtre par la petite porte, après avoir abandonné assez tôt des études en pharmacie. Et c’est en 1913 qu’il fit la connaissance de Jacques Copeau.
Le jeune comédien devient alors « l’homme-orchestre » de l’extraordinaire équipe du Vieux-Colombier, aux côtés de Dullin et de Valentine Tessier, autres « trouvailles » de Copeau, le « patron ».
Interrompu par la guerre de 1914, Louis Jouvet reprend sa houlette au Vieux-Colombier, où il joue, tour à tour, Les Frères Karamazov, Le Médecin malgré lui, Le Mariage de Figaro, Le Carrosse du Saint-Sacrement

Quelques témoins de cette « époque héroïque » nous ont confié leurs souvenirs…

Leur témoignage constituera le début de notre hommage au grand disparu.

JULES ROMAINS : « Un grand seigneur… »

Un jour, à la suite d’une répétition à laquelle j’avais assisté au Vieux-Colombier, je dis à Jouvet combien j’avais admiré ce qu’il venait de faire dons le rôle qu’il tenait. Il me répondit : « Oh ! vous savez, moi, je n’ai pas ce qu’au théâtre on appelle des « moyens ». J’ai un physique désagréable. Je suis trop maigre. J’ai un visage de bois, une voix monotone. Mais je tâche de rattraper ça par le travail. » Cette modestie n’avait rien d’affecté.
Notre premier travail en commun fut la préparation de « Monsieur Le Trouhodec ». Cette collaboration se renouvela quelques mois après, avec « Knock ». Il a joué, en tant que comédien, cinq ou six de mes pièces. Il en a mis en scène trois ou quatre de plus, dont « Donogoo », au théâtre Pigalle. Pendant plus d’un quart de siècle, et au total quelques milliers de soirées, la voix et le masque de Jouvet ont prêté leur éloquence, leur puissance de péné­tration, à des phrases que j’avais écrites. C’est là une dette énorme que j’ai envers lui.

MARCEL HERRAND : « Les « Jouvets » aux couleurs de l’arc-en-ciel »

Pour penser au Louis Jouvet du « Vieux-Colombier » de Jacques Copeau, il convient de se replacer à cette singulière époque du Paris d’après l’autre guerre. La compagnie revenait de New-York où elle avait joué pendant deux saisons. C’est à cette époque que Jacques Copeau m’engagea, c’est à cette époque que je fis la connaissance de Louis Jouvet.
Je revois le « cadre fixe » de la scène du Vieux-Colombier : « Pour l’oeuvre nouvelle qu’on nous laisse un tréteau nu. » Je revois les murs des couloirs, des dépendances, des coulisses, des loges d’artistes soigneusement blanchies au lait de chaux. Jouvet passait rapidement, toujours affairé, pressé, préoccupé, toujours vêtu de noir et son mince visage toujours chaussé de lunettes.
Comédien, régisseur, directeur de la scène, chef-électricien, j’ai parlé ailleurs des « boites à lumière » que nous appelions familièrement les « Jouvets » et qui coloraient de toutes les couleurs de « l’arc-en-ciel » le répertoire du théâtre : Shakespeare, Molière, La Fontaine, Mérimée, Dostoievsky. Et dans cette féerie lumineuse de ma jeunesse, je revois avec émotion la silhouette dansante de Jouvet-Macroton, son truculent Sganarelle du « Médecin », Géronte inoubliable, Autolycus et son léger éventaire, Thomas Aguecheek aux tresses blondes et au chapeau ailé et avec quelle grâce superbe et hautaine son Évêque de Lima recevait de Valentine Tessier, le don du Carrosse de La Périchole.

VALENTINE TESSIER : « Molière était déjà son Dieu… »

Pour moi, il a été plus qu’un camarade : un ami. Je l’ai connu à ses débuts…, à « nos » débuts, quand nous faisions partie, tous deux, de la troupe du Vieux-Colombier, juste avant la guerre de 1914.
Jacques Copeau lui avait appris son métier. A cette époque, il s’occupait surtout des décors. Il avait fait non seulement des études de pharmacie, mais aussi d’architecture qui lui furent très utiles. Je le reverrai toujours dans sa loge, traçant sur une table à dessin les croquis et les moquettes que lui avait suggérés le « patron ».
Louis Jouvet fut véritablement un acteur d’exception. Il faut l’avoir vu dans le rôle d’Aguecheek, de « La Nuit des Rois » ou méconnaissable sous son rem­bourrage et son faux-nez du père Karamazov, pour réaliser quel extraordinaire acteur de composition il était alors.
Et puis la guerre survint. Quand il fut démobilisé, Louis Jouvet partit pour New-York en avant-garde. C’est lui qui réalisa et fit construire le dispositif de scène du Garrick-Theater, que nous devions utiliser à notre retour d’Amérique au Vieux-Colombier de Paris.
Pendant les deux années que nous avons passées aux Etats-Unis, de 1917 à 1919, il fut le bras droit, le collaborateur assidu et dévoué de Jacques Copeau.
Il a quitté le « patron » en 1923, mais il a continué son oeuvre à la Comédie des Champs-Elysées et de façon magistrale. C’est sur la scène de ce théâtre qu’il a révélé les premières oeuvres de Jules Romains et de Jean Giraudoux, de Mar­cel Achard et de Jean Sarment, de Drieu La Rochelle et de Martin du Gard. Nous avons créé « Siegfried », « Intermezzo » et « Amphytrion 38 ».
Il y a quelques semaines, je l’avais retrouvé à Bellac, pour l’inauguration du monument élevé à la mémoire de Jean Giraudoux. On le sentait traqué, anxieux. Il m’avait prise dans ses bras et m’avait embrassée chaleureusement en me rappelant une foule de souvenirs de nos communes années de théâtre.
– Lorsque je rédigerai mes mémoires, lui avais-je dit, j’irai te consulter…
Il avait souri… Je ne l’ai plus revu.

CARETTE: « Jamais assis ! »

J’ai été au Vieux-Colombier avec Louis Jouvet, pendant trois ans. C’était un bon ami et un bon camarade, que nous aimions et admirions tous… Il s’occupait de tout : des décors, de l’éclairage, des costumes. Nous ne le voyions jamais assis, sauf dans la salle, pour régler les lumières, et, en jouant la comédie, pour les besoins de la mise en scène.

A. M. JULIEN : « Un être fantastique ! »

Dans le temps où nous appartenions à l’école du Vieux-Colombier, Jouvet était pour nous un être fantastique ! C’était l’acteur absolu ! Nous recevions chaque jour un enseignement sévère, difficile, important que nous donnaient Copeau, Jules Racine, Suzanne Bing, Georges Chennevière et le soir qu’il nous arrivait de pouvoir assister à la représentation – ce qui n’était pas toujours permis – nous allions voir jouer Jouvet. Les autres aussi, bien sûr, mais surtout Jouvet.
J’ai le sentiment que s’il est devenu un grand metteur en scène, célèbre, un homme de théâtre important, il ne fut jamais un aussi grand acteur qu’au temps où, sur la scène du Vieux-Colombier, il jouait successivement : Géronte, des « Fourberies de Scapin » (je le vois toujours arriver du fond de la scène avec son parapluie) ; Sganarelle du « Médecin malgré lui » (où il était prodigieux de mouvement et de couleur) ; « La Folle Journée » ; Philinte, du « Misan­thrope ». J’ai encore dans l’oreille des répliques entières, marquées par la parti­cularité de sa diction et l’étrange sonorité de sa voix : « Je suis le mensonge, le père du mensonge, le fils du mensonge, mais vous m’avez illuminé, Saint-Père » ; et ses appels : « Smerdiakov » qui, véritablement, nous bouleversaient.
C’est alors qu’il nous donnait des leçons d’architecture théâtrale, commen­tant au tableau noir son grand maitre Vitruve ; c’est alors, surtout, qu’il nous enseignait le maquillage. Nous étions conviés dans sa loge et nous voyions, peu à peu, se transformer l’homme pour laisser la place au personnage : son nez, d’abord, puis sa perruque et, à ce moment-là, les touches successives des bâtons de couleurs différentes ; sa barbe enfin, puis ses poudres. Il se levait alors, son habilleuse l’aidait à passer sa longue jaquette ; elle lui tendait ses gants, son chapeau de soie, sa canne. Ce n’était plus Jouvet, mais le père Karamazov…

LUCIENNE BOGAËRT : « Oublier… »

J’ai trop mal ! Je préfère demeurer en dehors de tout. Et essuyer d’oublier.

ARMAND TALLIER : « Monsieur Loyal, efflanqué… »

Juillet 1913. La troupe est descendue dans une modeste auberge de Rouliers : « Au repos de la montagne » où la venue de « c’te bande d’acrobates », comme dit Boussard, le patron, apporte une note de pittoresque et un peu d’in­quiétude. Les paysans qui vont aux champs ne regardent pas sans surprise ce visage d’anarchiste tourmenté de Dullin et cette sorte de M. Loyal, efflanqué, qui bricole dans le village, ce Jouvet « avec c’te façon qu’il a bien gentiment d’se fout’e de vous ». Il y a aussi Roger Karl, ténébreux et désa­busé, et Roche et Cariffa, et Tellier.
Copeau, le « patron », comme l’ap­pelle Jouvet, habite une petite maison basse, entourée d’un jardinet. On ac­cède à son bureau par une échelle de meunier, d’où l’on émerge pour l’en­tendre lire de sa voix grave de parfait liseur, le manifeste qu’il va tout à l’heure communiquer à la presse… « En octobre s’ouvrira à Paris, un théâtre nouveau qui portera le nom de Vieux-Colombier… »
Sous son bureau, la salle de répéti­tions, une écurie désaffectée (le Vieux-Colombier est né dans une éta­ble); ses rois mages, André Gide, Gal­limard et Schlumberger, l’état-major de la N.R.F. viennent encourager ces jeu­nes comédiens plus riches de foi que de moyens. Paul Claudel se joint sou­vent à eux.
– Recommence ta scène, dit Copeau à Jouvet, tu es mauvais… tu bafouilles… ton jeu est saccadé, em­physématique.
Mais, Patron…
– Et puis, après tout, va toujours, c’est ta nature et ce sera peut-être une des faces de ton génie.
Dans notre prochain numéro : des textes de Jean Cocteau, Bernard Zimmer, Gabrielle Dor­ziat, Julien Bertheau, Jean-Louis Barrault, Pierre Renoir et Jean-Pierre Giraudoux.

 

 

Haut de page

Leave a Reply