Louis Jouvet

1946 – Louis Jouvet, le théâtre fait homme (Pour Tous)


« Louis Jouvet, le théâtre fait homme » par Alice-F Tessier

Article paru dans la revue Pour Tous n°7 daté du 28 mai 1946

Que représente Louis Jouvet pour le jeune spectateur de 1946 ?

S’il est assidu de théâtre, ce nom évoque pour lui le chiffonnier-philosophe de la Folle de Chaillot et c’est pour notre jeune homme un point d’honneur.
S’il est simplement amateur de cinéma, des silhouettes diverses du grand acteur se présentent à son esprit. Du pro­fesseur fin psychologue d’Entrée des Artistes au perfide Mosca de Volpone, en passant par le vieux comédien sûr de soi de la Fin du Jour ou l’inquiétant homme du milieu de Hôtel du Nord, la liste est longue et variée et notre jeune ami pourra admirer sans réserve le jeu souple de Jouvet et même choisir à son gré le personnage qui, dans son esprit, s’identifie le mieux à la nature réelle de l’acteur.
Si notre spectateur a eu l’heure de naître deux lustres plus tôt, il pourra compléter ses souvenirs de l’empreinte que lui auront laissé les spectacles du Théâtre de l’Athénée peu avant la guerre. En remontant encore un peu le fil des an­nées, nous arrivons à la Comédie des Champs-Elysées qui fut le lieu de la consécration des différents talents de Jouvet, puis au Théâtre du Vieux-Colombier qui fut le tremplin de sa carrière.

Nous ne devons, en effet, ni ne pouvons oublier que Jouvet est avant tout un homme de théâtre et que, si de nos jours, le cinéma marche pour lui de pair avec la scène, c’est à celle-ci qu’il doit celui-là.
Une promenade rétrospective dans les coulisses de ces différents théâtres sera donc sans doute une excellente leçon pour les jeunes qui n’ont pas eu le bonheur de connaître l’heureuse époque où Jouvet et quelques au­tres grands acteurs prenaient leur essor, en même temps qu’elle rappellera, souhaitons-le, d’heureux souvenirs à leurs aînés.

Noël breton

Mais commençons par le début.
Louis Jouvet s’appelle de son vrai nom… Louis Jouvet. Il naquit à Crozon (Finistère) un 24 décembre, comme le petit Jésus. Évidemment, leurs destinées sont assez différen­tes, de même que le lieu de leur naissance, mais Jouvet n’était-il pas chargé d’un « mes­sage » lui aussi ? Celui de faire mieux con­naître et mieux aimer l’art dramatique aux braves gens de France, de Navarre et de quelques autres contrées. Et n’est-ce pas là une magnifique mission et dont on ne saurait mieux s’acquitter que lui ?
De sa mère, Ardennaise et de son père, Li­mousin, tout comme Giraudoux — et Jouvet n’est pas peu fier de cette parenté de ter­roir — il hérita ce bon sens bien français et ce goût, cette puissance de travail qui, chez lui, confine à la perfection.
Avez-vous vu déjà beaucoup d’hommes qui, ayant travaillé de huit heures du matin à mi­nuit, car souvent il tourne toute la journée et joue en soirée, se couchent vers deux ou trois heures et, avec la perspective de se le­ver à sept heures, prennent encore le temps de lire deux heures dans leur lit ? Il n’est pas un soir où Jouvet ne lise deux heures en se couchant, qu’importe l’heure de son cou­cher et celle de son réveil.

Pilon et baguettes

Vous vous étonnez peut-être qu’il soit né en Bretagne alors que ses parents ne sont ni l’un ni l’autre originaires de ce frais pays ? Le métier de son père en est la cause.
M. Jouvet père était entrepreneur de tra­vaux publics. Aussi, de routes en chemins de fer et de ponts en chaussées divers, prome­nait-il sa famille de Montauban à Nancy et de Nîmes à Crozon.
Il en résulta pour Jouvet une connaissance précoce du territoire français en même temps que des études, certes solides, mais un peu bousculées par ses incursions rapides dans les principaux collèges de France.
Il n’en devint pas moins bachelier, phar­macien et interprète remarquable de tam­bour. Ne souriez pas et ne croyez pas à une galéjade, c’est parfaitement vrai.

A l’heureuse époque où Jouvet faisait ses études, les collèges formaient des orchestres avec leurs élèves et c’est à Jouvet que reve­nait la tâche délicate de ponctuer les mar­ches ou les symphonies de roulements bien frappés.
Mais la pharmacie a ses charmes et le théâtre en a de plus puissants sans doute puisque, délaissant dosages et flacons, Jou­vet se lança dans cet art si beau, si noble et si neuf où il y avait tant à faire, où il a tant fait et où il nous réserve encore bien des sur­prises.

 

« Vive le mélodrame… »

Il débute dans la troupe de Léon Noël où son air lointain, sa voix grave, son corps presque dégingandé lui donnent la silhouette requise à jouer les héros de mélodrames. Un maquillage savant, une perruque et une mous­tache ajustées avec art et le voici transformé en père noble et jouant le plus sérieusement du monde le Bossu, l’Auberge des Adrets, le Courrier de Lyon, Monte-Cristo et même Ruy Blas et Hernani. On l’imagine aisément fou­droyant quelque ennemi du regard de ses yeux bleus impassibles ou rugissant : « Bon appétit, Messieurs », avec ce ton moqueur et ironique qui devait faire passer un frisson glacé dans le dos des spectateurs pantelants.

Il « rôde » ses personnages dans les théâ­tres de la banlieue et de la province. De retour à Paris, il joue au Châtelet puis encore dans les théâtres de la périphérie.
Dans le même temps, il travaille pour le Conservatoire, s’y présente trois fois, est re­calé trois fois, mais obtient cependant une place d’auditeur dans la classe de Leloir. Jacque Rouché, alors directeur du Théâtre des Arts, l’engage pour jouer le père Zissima dans Les Frères Karamazov.

A vingt ans, riche d’une expérience déjà grande de la scène, riche de sa jeunesse et surtout de sa foi dans le théâtre, Jouvet fonde le Théâtre d’Action et d’Art au théâ­tre du Château-d’Eau. Il ne restera pas longtemps dans ce lointain quartier, car Jacques Copeau qui vient de fonder le Théâtre du Vieux-Colombier le remarque et l’engage.

C’est là, dans cette troupe qui révéla tant d’acteurs au­jourd’hui célèbres : Charles Dullin, Valentine Tessier, Lu­cienne Bogaërt, Marcel Herrand, Roger Karl, Romain Bou­quet, Carette, c’est au milieu de cet aréopage de jeunes gens ardents, passionnés de théâtre et sous l’autorité sou­riante d’un maître jeune et qui va de l’avant sans s’arrêter aux critiques jalouses ou aux conventions surannées que Jou­vet perfectionne, polit son art de comédien, de metteur en scène, d’animateur théâtral.

La troupe du Vieux-Colombier est pauvre ; aussi les dé­cors et les costumes sont-ils confectionnés par les acteurs eux-mêmes et on peut dire que Jouvet mérite le titre d’homme-orchestre de la troupe, car il est alternativement et simultanément régisseur général de la scène, architecte, décorateur, metteur en scène et acteur. Il dessine les plans des décors et les maquettes des costumes. II crée un plan de dispositif fixe, inspiré du théâtre élisabéthain que Co­peau adapte à son théâtre.

Son premier rôle chez Copeau est une silhouette dans Une Femme tuée par la douceur, de Thomas Heywood. La troupe du Vieux-Colombier est également l’école de l’hu­milité. Elle vous met en lumière dans un rôle de premier plan un soir et vous relègue au milieu du choeur des figu­rants le lendemain. Ainsi, telle qui est Grouschenke lundi sera une suivante muette mardi.

Son premier grand succès

Son second rôle lui apporte la consécration de son jeune talent. Il s’agit de sa création de André Aguecheek dans la Nuit des Rois. C’est le rôle de benêt rusé où il se révèle inoubliable, à tel point que les heureux spectateurs de cette époque bénie en parlent encore aujourd’hui avec enthou­siasme.

Mais quelques mois à peine après son ouverture, le Vieux-Colombier est obligé de fermer car la guerre éclate. Les hommes partent pour le front, les femmes cherchent d’au­tres engagements.
A la fin de 1917, Copeau, sollicité par le gouvernement, reforme sa troupe et part en tournée de propagande  pour l’Amérique du Nord.
Là,  à quelques kilomètres de New-York, la jeune troupe française va connaitre pendant dix-huit mois un travail intensif et faire connaître à l’élite de la société américaine la puissance de travail, les possibilités illimitées et les génies des théâtres français et européen.

Pendant ces dix-huit mois, ces jeunes gens monteront, répéteront et joueront un spectacle par semaine.
Imaginez les heures de travail, les trésors d’invention et d’idées que cela représente !

Mais cette troupe est jeune, ardente, les efforts sont ac­ceptés avec joie et puis la récompense est là, immédiate et si grisante.. Tous ces spectateurs enthousiastes qui ap­plaudissent, qui viennent de plus en plus nombreux, qui l’aident de leur présence.

1919. La guerre est finie et la paix revenue. La troupe du Vieux-Colombier rentre en France. Sa mission outre-Atlantique est terminée. Il faut reprendre le travail à Paris, créer de nouveaux spectacles, continuer la tâche qui n’est pas encore accomplie.

(à suivre.)

Alice.-F. TESSIER.


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