Jean Gabin

1970 – article paru dans Cinémonde par Henri Rode


Jean Gabin par Henri Rode paru dans le numéro 1847 de Cinémonde en décembre 1970

Lire ce que dit Pierre Granier-Deferre sur sa collaboration avec Jean Gabin pour le film « Le Chat »

« Moi, je fais mon travail et je n’en fais pas une «chopine »

Jean Gabin passe pour un ogre. C’est faux. C’est un homme qui n’aime pas qu’on lui casse les pieds. Un homme, aussi, qui a la nostalgie du passé, du temps où il débutait au caf’conc’ et de celui, un peu plus proche, où les studios étaient encore un reflet de France-la-Doulce, où il pouvait, sans micro, sans play-back, pousser la goualante devant la caméra.
Une légende court sur Gabin : celle, en somme, d’un bourgeois, d’un « assis » qui ne tourne que par force, par goût de l’argent — qui a sa carrière derrière lui et dont la conduite au studio supposerait qu’on puisse dire : « S’il est génial, ce n’est pas de sa faute. C’est comme ça. »
Vrai en partie ? Faux tout à fait ? Longuement, j’ai interviewé Gabin. Son style à rebrousse-poil, peu à peu, s’est assoupli. Il s’est laissé aller sur son métier — qu’il aime. Et, pas un instant, son étonnant regard bleu n’a cessé de garder une lumière lucide, à la fois implacable et honnête.
Sur le plateau du « Chat » — en gilet clair, le teint et le cheveu nets – , il est entouré de son équipe, la même depuis trente années, à qui il conte des souvenirs dignes de Carco. Sur le point de fêter ses cinquante ans de carrière, il peut bien s’offrir cela : un cercle d’amis, dont une précieuse habilleuse garde-du-corps qui ne le quitte pas, et le suit de film en film.
Gabin ne songe pas à dételer. Pas encore. Pour fêter son demi-siècle de travail de music-hall et de cinéma, trois films en perspective. Dont, en mars, « Il était un petit navire », d’Audiard d’après René Fallet. Audiard-Gabin, encore un tandem explosif. Mais Audiard a dit : « Gabin sachant que c’est moi le patron, au studio, je crois que tout se passera bien entre nous. »

« Le Chat » est sans doute l’un des films les plus fouillés psychologiquement que vous ayez tournés ? Ce couple qui se détruit, c’est une histoire terrible.
Gabin. — C’est une histoire. Je ne sais pas si elle est terrible. Une histoire de Simenon, belle à mon goût. Lisez le bouquin et vous verrez. Une histoire, c’est ce qu’il y a de plus difficile à trouver. J’ai tourné 12 Simenon, et pas seulement des Maigret, parce que presque toutes ses histoires sont belles. Simenon, oui, je le connais ; mais on ne peut pas se voir souvent puisqu’il habite la Suisse.

Pensez-vous qu’avec Simone Signoret vous formez ce qu’on peut appeler un duo de monstres sacrés ?
G. — Il y a des comédiens. Il n’y a pas de monstres sacrés. De Gaulle était un monstre sacré. Signoret se contente d’être magnifique pour jouer ce rôle-là, et j’aime beaucoup sa façon de jouer… parce qu’elle ne joue pas.

J’ai souvent rapproché votre jeu de celui de Michel Simon : tous les deux, précisément sans jouer, vous dites toujours juste.
G. — Ça, c’est votre opinion. Je ne suis pas du tout de la famille de Michel Simon. Chaque acteur joue avec sa nature. Simon joue avec la sienne, Delon aussi, et Belmondo, et Ventura. Il faut toujours payer de sa personne. Tous, on ne peut nous comparer. On est ce qu’on est. Tout ça, ce qu’on dit à propos d’un tel ou d’un tel, monstre sacré ou autres, ce sont des légendes. Moi, je fais mon travail et je n’en fais pas une chopine.

A propos de légende… on dit que vous ne travaillez plus que pour payer vos impôts ?
G. — C’est idiot. Mais vous pouvez écrire que je donne 70% de mes cachets au percepteur et que je suis la moins payée des vedettes, je ne dis pas que je suis le moins payé de tout le cinéma. Mais ça ne me contrarie pas du tout. Je ne travaille que quand ça me plaît, que quand un film me plaît, que quand l’histoire me plaît, je le répète. Je pensais déjà ça au temps de « La Belle Equipe », de « La Bête humaine », de « La Grande Illusion »…

A propos de ce film (encore une légende ?) on prétend que, pour tirer de vous l’expression nostalgique d’un poilu prisonnier en Allemagne qui rêve de Paris, Renoir vous a fait miroiter la perspective d’un boeuf mironton..
G. — Pas vrai. Mais Renoir, c’est un des mes meilleurs souvenirs. Il n’a pas l’air d’être un metteur en scène. Travailler de nouveau avec lui ? Pourquoi pas, s’il me proposait une bonne histoire.

Vous parlez souvent d’un temps d’oubli, au détriment de votre carrière, après la Libération… alors que la liste de vos films est impressionnante.
G. — II y a eu une période où je n’ai pas donné à plein, c’est exact, parce qu’après la guerre (sept ans), je ne valais pas un coup de cidre. Je n’ai presque pas tourné entre 39 et 46. Et puis, il y a eu, en Italie, « Au-delà des grilles » de Clément, un très beau film. Ce que j’ai fait en Amérique, pas la peine d’en parler. « Péniche d’Amour » (qui avait le très joli titre de « La Marée de la Lune » aux U.S.A.), c’était complètement con, bien qu’Ida Lupino, ma partenaire, metteur en scène à ses heures, ait été une fille charmante et très bonne comédienne. Oui, il y a eu cette retombée jusqu’au moment où ç’est reparti.

Maintenant, vous avez tout de même l’impression, quand vous passez dans la rue, qu’on se dit : c’est Gabin ! et que votre gloire est sûre…
G. — La gloire, c’est pas ça. C’est réservé aux généraux. Nous, les comédiens, on a ce que j’appelle la P.P., la popularité provisoire. Tenez, à part des exemples rarissimes, il n’y a pas de rues portant des noms d’acteurs. Le petit Larousse ? Oui, j’y suis, depuis une douzaine d’années, et il y a aussi Fernandel. Je crois une chose : aujourd’hui, on n’a plus le respect d’autrefois pour les acteurs, surtout de cinéma. Au temps de Lemaitre, de Guitry, de Sarah Bernhardt, c’était différent. Le public ne voit en nous que des gens qui gagnent beaucoup d’argent. Il ne voit pas ce qu’il y a de bien dans le fait de distraire. Je pense, moi, que le pauvre Bourvil a plus fait dans sa pauvre vie que certains généraux. Il a fait rire, il a distrait. C’est beau de faire ça à une époque où on s’emmerde tellement. Moi, j’ai choisi une profession où l’on doit distraire les gens et j’essaie de le bien faire. Dans le fond, c’est notre but. Faut pas croire que tout est basé sur le pognon. De toute façon, je plains les comédiens qui, sur leurs vieux jours, n’ont que leur retraite. Savez-vous, pour 50 ans de carrière, la pension à laquelle j’ai droit ? 736 000 anciens francs par an. Avec ça, nombre d’anciens sont obligés d’aller vivre à Pont-aux-Dames ou Ris-Orangis.

Vous semblez faire une distinction entre comédien et acteur. Pourquoi ?
G. — Parce que je ne suis pas acteur. Je me contente de ramener un personnage à moi et de le jouer avec mon tempérament. Je serais incapable de jouer du classique. Ce qui m’intéresse, c’est de faire croire à un personnage. Dans le classique, il y a le dialogue, qu’on ne peut pas changer. Je serais incapable de jouer la tragédie et même Molière. Vous savez, le spectacle, pour moi, ça a d’abord été l’époque de la goualante : mon père était au caf’conc’ du temps de Polux, et c’est bien son nom qu’on lit sur les vieilles affiches du Palais-Royal. J’aime beaucoup cette époque, lé temps où on chantait sans micro, comme Damia, avec qui j’ai passé au Moulin-Rouge, pour mes adieux au music-hall. Moi, je chantais mes chansons, pour gagner ma croûte. Maintenant, c’est le mot de Damia, ils ont tous leur sucette (micro). Et je ne vois qu’un seul gars dans la chanson : c’est Montand. Il aurait pu se permettre de chanter sans sucette. Bécaud, Aznavour, c’est autre chose. Montand, c’est le vrai gars qui chante des chansons aux autres. En scène, il est beau. Il danse. Ce qu’étaient les gars d’autrefois. Marcel Amont aussi aurait pu être un grand.
Pour en revenir à mes jeunes années, je chantais dans « Coeur de Lilas », de Litvak, vers 1930 (et c’était du direct) « La Môme caoutchouc ». Un mec me suivait avec un accordéon. Et comme ça se passait dans un musette tout en glaces, Litvak, à cause des reflets, s’était aussi habillé en petit mec à casquette, comme les figurants. Il disait : « Passons la monnaie ». Possible qu’on revoie ce film à la Cinémathèque, mais je doute qu’on y revoie « La Belle Marinière » encore un de mes bons souvenirs, avec Madeleine Renaud. J’ai su du réalisateur, Harry Lachman, qu’il n’existe qu’une copie en Amérique.

A quoi attribuez-vous votre popularité qui, quoi que vous disiez, ne se dément pas ?
G. — Je ne sais pas pourquoi les gens vont me voir. La seule chose que je sache, c’est que j’essaie de faire de bons films. Il m’est arrivé d’en faire de mauvais. Ce n’était pas de ma faute. Il ne faut pas rougir d’un film. Quand on n’a pas à en rougir, déjà on a fait son devoir. De toute façon, ça ne sert pas à grand-chose de gagner beaucoup d’argent : on le donne au fisc. Payer et subir, je me contente de pa. Les histoires financières, je n’y comprends rien.

Avez-vous encore un grand plaisir dans la vie ?
G. — Je ne vois pas pourquoi les acteurs diraient ce qui leur fait plaisir, et pourquoi on ne demande jamais aux politiques ce qui leur fait plaisir en dehors de leurs conneries. Les acteurs, on a des emmerdements comme les autres, Les gens croient toujours qu’on vit dans la bonne humeur.

Granier-Deferre, tout à l’heure, me parlait de votre étonnant naturel, dans un film oublié où vous campiez un docteur, pour observer une radiographie. A quoi attribuez-vous ce pouvoir d’identification ?
G. — Là, c’est un simple cas d’observation. J’ai été radiographié, comme un autre. J’ai vu des docteurs. Pas besoin pour ça de faire les grandes écoles.

H.R.


PIERRE GRANIER-DEFERRE : SUR JEAN GABIN

Gabin, c’est un immense comédien. Je le connais depuis longtemps, depuis l’époque où j’étais premier assistant. Et puis, j’ai été heureux de l’avoir pour « La Horse ». Il a ce pouvoir des grands : se glisser tout à fait dans la peau des personnages. Une métamorphose. Tenez, un fait : dans « Le Cas du docteur Laurent », voici des années, il interprétait un médecin qui doit observer une radiographie. Eh bien ! pour avoir été souvent malade, j’ai pu observer la vérité de son geste. C’était extraordinaire de justesse. Devant moi, j’avais vraiment un médecin. Sa méthode, le plus souvent ? Je pense qu’il en a une et qu’il la nie : pour les scènes très dramatiques, un peu avant, il se met en colère. Devenir bougon, c’est sa façon d’entrer en tension. Au fait, Gabin fait partie des bougons qui ont bon coeur. Il n’a pas une once de méchanceté.

Son personnage d’ancien typographe dont la vie intime fait naufrage est difficile. Il rejoint le malentendu monstrueux qui fait qu’aimant les êtres qui nous entourent, nous ne pouvons pas le leur laisser voir. L’amour est camouflé par les mots, par notre conduite. Entre le couple du « Chat », on a l’impression qu’il n’y a plus de sentiment, mais là encore, l’amour est camouflé.

Pour moi, la mise en scène du « Chat », c’est deux grands comédiens, le décor, le rythme du film. Pas de recherches techniques brillantes. De plus en plus, je voudrais effacer la technique. Je rêve de faire un très grand film comme ça : aussi simple que possible. Et notez que je suis un grand admirateur d’Orson Welles le baroque.

– tout droits réservés pour cette photo –


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