Jean Gabin

1966 – article paru dans Cinémonde par M.Valentin


Jean Gabin par M.Valentin paru dans le numéro 1657 de Cinémonde le 24 juin 1966

Gabin raconté en exclusivité pour Cinémonde par Gabin

Il grogne contre le soleil qu’il trouve insupportable. Il bougonne contre son metteur en scène Jean-Paul Lechanois qui refuse de le faire tourner à l’ombre. Il vocifère contre le bruit de la promenade des Anglais. Il rouspète parce que la nourriture est médiocre. Parce que le chauffeur de sa voiture prend les virages de la moyenne corniche beaucoup trop vite. Parce que les journaux du Turf arrivent à Nice avec une journée de retard. Il explose parce que son habilleuse de toujours, Micheline, lui a annoncé qu’elle voulait prendre sa retraite. Mais malgré tout cela, ne croyez pas que Jean Gabin soit de mauvaise humeur.

Une fois qu’il a « expliqué » ses griefs quotidiens, il s’installe dans son fauteuil, face à la mer, et il termine le chapelet de ses doléances par un habituel et claironnant :
Quel métier de c…
Autour de lui, toute l’équipe du film « Le Jardinier d’Argenteuil » sourit. Il y a beau temps que Gabin ne les impressionne plus avec son numéro. Ils ont l’habitude. C’est toujours la même équipe qui travaille avec « le vieux ». Il aime son petit monde, mais il déteste le leur faire sentir. Aujourd’hui, il est en veine de confidences, monsieur Gabin. Il vient de recevoir la visite de son associé et complice Fernandel.
Il a le don de le « relaxer » le brave Fernand. C’est peut-être pourquoi soudain Gabin s’est calé dans son fauteuil puis il s’est tourné vers moi et à ma grande surprise, il a commencé son extraordinaire confession.
Je vais te dire un truc, c’est peut-être un métier de c… mais si je le fais depuis plus de quarante piges, eh bien, y a des raisons…

Gabin présente sa famille à Georges Raft lors du tournage du film « Du rififi à paname »

– Mon vrai nom est Jean Gabin-Alexis Moncorgé. Gabin est en réalité mon deuxième prénom. Il vient du nom de théatre de mon père, comédien de music-hall. Du reste, on m’a toujours appelé Jean Gabin même quand j’étais toût môme à Mériel en Seine-et-Oise, où j’ai passe mon enfance. Pour me faire marcher, les autres gosses, pendant la guerre de 1914, n’avaient rien trouvé de mieux que de me surnommer : « Gabinoche, tête de boche ».
Ça ne ratait jamais. Je leur volais dans les plumes. Je n’ai jamais été un bagarreur systématique ou un enquiquineur, mais je n’ai jamais aimé non plus me laisser marcher sur les pieds et cela ma toujours valu des ennuis. Ne serait-ce qu’au lycée Janson de Sailly, par exemple, où mon père m’avait mis en 1918 : là aussi je me bagarrais trop, il parait. Peut-être aussi n’était-je pas le genre de la maison : en tout cas, je n’ai pas fait long feu, je me suis fait vider en quatrième vitesse.

– Depuis cette époque là, je n’ai pas change d’un poil : il me faut mon franc-parler. Aller serrer la main de quelqu’un avec le sourire quand on a envie de lui retourner une paire de claque, moi, je n’ai jamais pu. Il y a une légende Gabin. Il parait que je suis toujours de mauvaise humeur. Mais c’est faux! Je suis d’un tempérament rieur, moi! Je ne suis désagreable qu’avec les gens qui m’ennuient. Là en revanche, j’avoue que je suis odieux. Je « prends le masque ». Ce n’est pas une comédie. Ce n’est pas du cinéma, je machonne, ça me mouronne à l’intérieur de la tête. Je n’arrête pas de ressasser. Tenez… les journalistes par exemple. Pourquoi voulez-vous que je sois gentil avec ceux qui m’énervent ? Je n’ai aucune raison. Je fais mon boulot, et j’ai le droit qu’on me fiche la paix quand mon boulot est terminé.

– Comprenez-moi bien. Qu’on dise : dans « Le rouge est mis » ou dans le « Rififi », ou dans « Quai des Brumes », Gabin est en dessous de tout. Parfait. Si je suis mauvais, je suis le seul responsable. Si je suis bon aussi, et tout le monde a le droit de le dire.
– Ce métier, je le fais tout seul. Je suis tout seul devant la caméra. C’est ma gueule à moi, c’est mes gestes, mes tics, qui passent sur l’écran. Si j’étais industriel, si j’étais par exemple maitre de forges, j’aurais l’impression de ne pas être seul à gagner mon pognon. Et ce serait vrai. Il faudrait diriger, signer des papiers, je ne sais pas. Alors que là, il n’y a que Gabin. Après ça quand on vient m’embêter, je dis non : mon argent, c’est moi qui le gagne, sans l’aide de personne. Et croyez-moi, dans ce métier, quand vous ne valez plus un coup de cidre, ils vous balancent. S’ils me payent ce qu’ils me payent, je le dis sans orgueil, je constate simplement, ce n’est pas un hasard. ils savent ce qu’ils font.

– Bien sûr, on est tous obligés de faire des concessions, de passer sous des fourches à un moment ou à l’autre de sa vie. Mais renoncer à dire merde aux imbéciles, jamais! Je n’ai jamais pu, c’est physique. Je préfère crever. Je préfère passer moi-même pour un imbécile, pour un râleur, pour ce qu’on veut. J’ai peut-être beaucoup de défauts mais j’ai toujours préservé mon indépendance. J’ai eu de la chance de pouvoir le faire, dira-t-on ? Peut être. Sans doute. D’accord. Mais, croyez-moi, ce métier, c’est un drôle de métier. Il ne faut pas se laisser becqueter. Ou ben alors…

Gabin sur le plateau du « Jardinier d’Argenteuil »

« Que voulez-vous ! je fais figure de phénomène… »

– Oh ! Je connais bien la réputation qu’on m’a faite avec ma tête de cochon. Mais on me force à être ainsi.
Sans blague. Il n’y en a pas beaucoup de francs dans ce milieu. Tous les gens disent « amen » par devant et vous donnent des coups d’épée dans le dos. Le plus fort c’est qu’avec la bande de branques qu’il y a dans le cinéma, des producteurs aux distributeurs en passant par les metteurs en scène, que voulez-vous c’est moi qui fais figure de phénomène. Tout juste si on ne me promène pas dans un zoo au bout d’une ficelle : « Approchez, Mesdames et Messieurs, venez voir ce que vous n’avez encore jamais vu le phénomène Gabin ». Tout ça parce que je dis la vérité entre quatre yeux. Tout ça parce que j’ai horreur des menteurs. Le mensonge, pour moi, c’est la base du malheur. On ne peut pas être menteur et heureux : c’est un des premiers trucs que j’ai appris à mes mômes. Et ils ont compris, eux. Sans blague, ils ne sont pas menteurs, mes gosses.

– Non S’il fallait travailler avec des faux jetons, je ne pourrais pas. C’est pourquoi je m’entoure d’une équipe. Toujours la même. Uniquement des gens que je connais, et qui ont fait leurs preuves. Si j’exige de travailler avec tel opérateur ou tel électricien, c’est d’abord parce qu’il a du talent, et ensuite parce qu’il est honnête. Il peut leur arriver de faire des bêtises, et je suis le premier, dans ce cas-là, à les engueuler. Mais ce n’est pas la peine de venir me raconter qu’un film est en retard à cause d’eux : cela, ce n’est pas possible. Je sais trop comment ils sont mes bonshommes !

– Notez qu’on ne se parle jamais. Même pas bonjour, bonsoir. On ne se serre pas la main. On n’est pas démonstratifs : ils savent qu’ils peuvent compter sur moi, moi je les vois à l’oeuvre chaque fois qu’on travaille. Pour le reste, c’est leur vie privée. Et je crois que si quelqu’un venait baver sur mon compte, ils le remettraient à sa place. D’ailleurs, cela s’est déjà vu. C’est de cette manière que je comprends le boulot. On ne se fait pas des ronds-de-jambe, mais quand on bosse, on bosse. Il n’y a pas de chichis, pas de machins, mais il n’y a pas non plus de trucs par-derrière.

– C’est comme les jeunes! Je défie un jeune qui a tourné avec moi, de dire que je ne l’ai pas aidé quand il avait du talent. Du reste, j’adore les acteurs. De Michèle Morgan… mais on va me prendre pour un ancêtre si je parle de nos débuts… à Mireille Darc, avec qui j’ai tourné : « Monsieur » et « Du Rififi à Paname », j’ai toujours été ravi de tourner avec mes partenaires. Pour ce qui est des gars, c’est pareil. Prenez Belmondo. Je l’adore, le môme. C’est vrai, il est bien. Il est simple, il est agréable, il est honnête. Je me souviendrai toujours du moment où on dansait le twist ensemble sur la plage de Deauville pour se réchauffer, en plein mois de novembre, pendant le tournage d' »Un singe en hiver »… Dommage pour les journalistes qu’il n’y ait pas eu de photographe à ce moment-là. C’est vrai, c’est bien, ça rassure, des jeunes comme lui… Et Delon… Il est charmant. Ce n’est pas le même genre, si vous voulez, mais il me botte. Même, comment l’appelez-vous, Brialy, que je connais pour ainsi dire pas, j’aurais plaisir à le rencontrer. Lui aussi, avec des dehors comme ça il m’a l’air d’avoir du plomb dans la cervelle. Il s’est acheté des terres, il sait vivre. Et puis, ce n’est pas facile d’être jeune, j’en ai su quelque chose dans mon temps.

– C’est pas que je sorte avec eux. On ne fréquente pas les mêmes gens. Mais je les estime, et c’est énorme. Je serais très déçu qu’il y en ait un seul pour dire derrière mon dos que j’ai essayé de tirer les draps à moi. Et ça m’étonnerait. Parce que ce ne serait pas vrai. Ce qui prouve qu’au fond je ne suis pas tellement une vieille charogne.
J’en ai vu des jeunes depuis le temps que je fais ce boulot ! On ne se rend pas compte. Mais j’ai soixante ans, tout de même. Et moi aussi, j’ai débuté. J’étais « frimant » aux Folies-Bergère. Je faisais les becs de gaz dans le lointain. J’ai bouffé de la vache enragée comme tout le monde. J’ai travaillé à dix-sept ans. Je ne m’en plains pas. Mais quand on fait la somme, les années s’ajoutent, elles s’ajoutent, et un beau matin on se réveille, et on s’aperçoit que ça fait plus de quarante ans qu’on bosse. Si vous mettez en plus la première guerre, la seconde, les soucis, les embêtements, eh bien ! à cinquante-sept piges, la retraite, pour le coup, on y a droit, et je trouve ça normal que les jeunes prennent la relève. Quarante ans de boulot sur une vie, c’est pas du boulot !

Gabin sur le plateau du « Jardinier d’Argenteuil ».

« Il y avait les femmes à poil, ça me revigorait… »

– Je ne sais pas si vous vous rendez compte, mais à treize ans je travaillais déjà. J’étais grouillot rue de la Chaise, à l’E.D.F. J’avais tout juste passé mon certificat d’études, je balayais les bureaux. Tous les matins, il fallait prendre le train de Mériel à six heures et quart…

– J’ai également été cimentier, manoeuvre, magasinier à Drancy. Puis, il y a eu mes débuts aux Folies-Bergère… Je n’aimais pas ça, j’étais trop timide… Mais enfin, il y avait les femmes à poil, et ça me revigorait le moral… Puis, le cinéma est venu me chercher, début 1930, au commencement du parlant. J’ai été assez veinard, j’en conviens. Il m’est bien arrivé, comme tout le monde de rentrer chez moi sans travailler, mais dans l’ensemble, je n’ai pas le droit de me plaindre de la vie. Je suis sûrement plus heureux comme acteur que dans la peau du prolo que j’étais !

– Moi, je suis venu au monde le cul tout nu, mais mes gosses, je ne voudrais pas les laisser sans rien. Quand on peut, c’est normal, non ?
C’est pour eux que je travaille. Uniquement pour eux. Pour qu’à leur majorité, quand ils démarreront dans la vie, ils aient quelque chose derrière eux. Tout ce que je souhaite, c’est de vivre encore quinze ans pour les voir à vingt ans. Ma seule hantise est de ne pas pouvoir mener mon devoir de père jusqu’au bout.

– Depuis que je les ai, je suis inquiet. Avant, ça ne m’était jamais arrivé : je prenais les choses comme elles venaient. Je m’étais déjà marié deux fois sans avoir d’enfants. Dès que ça n’a plus gazé, je ne me suis pas posé de problèmes : j’ai divorcé. Un adulte sait se défendre. Et même s’il faut souffrir, ça souffre : c’est la vie, ça!
Mais je me suis remarié une troisième fois, en 1949. Cela s’est passé avec la volonté délibérée d’avoir un enfant. J’ai épousé ma femme deux mois après l’avoir connue. Ça n’a pas traîné. Ça s’est fait comme ça. Neuf mois après la cérémonie, ma première fille était là. Attention ! Je ne me suis pas marié après que la gosse soit en route. Non. Je la voulais vraiment. Je me souviendrai toujours de la naissance de Florence.

– Je jouais « La Soif » au théâtre des Ambassadeurs à cette époque-là. C’était en fin 1949. Florence a eu le mauvais aloi d’arriver un lundi, le jour de relâche. Sinon, vous pensez bien que j’aurais demandé un jour de congé : quand on est salarié, on y a droit, non ? Et j’aurais fait raquer le directeur, il aurait été obligé de rembourser. J’avais fait entrer ma femme en clinique depuis quelques jours. Elle ne voulait pas. Elle n’est pas du genre à se coucher dans ces cas-là, mais j’ai réussi à la convaincre. Comme la gosse n’arrivait toujours pas, j’allais la prendre a la clinique, on déjeunait ensemble, et je la ramenais le soir. On était dans un restaurant italien quand elle a eu les premières douleurs. Je l’ai montée en voiture en vitesse. Et jusqu’à 8 h 30 du soir, j’ai attendu en marchant de long en large dans les couloirs comme font tous les pères, en fumant cigarette sur cigarette jusqu’au moment où une infirmière est venue m’annoncer gentiment : « Vous avez une jolie petite fille ! » Je suis allé la voir dix minutes, mais ma femme était encore dans les vapes.

– Alors, je suis parti. Je suis allé me biturer tout seul. C’était comme un devoir, de fêter ça d’une manière ou d’une autre, et comme on habitait une maison meublée à Versailles à cette époque-là, et que je m’ennuyais dans cette grande tôle, je suis allé à la Calavados, je me suis tapé un bon dîner au champagne. Avant, j’avais déjà bu deux ou trois scotches. Enfin, bref, j’étais content. Et surtout, bien, bien, bien.

« Si mes enfants avaient le même caractère que moi, je me ferais du mauvais sang ! »

Florence a maintenant quinze ans. C’est une rêveuse. Elle ne pense qu’aux chevaux. On l’appelle « La Houri« . J’ai deux mômes après elle : une fille, qui a treize ans à présent, Valérie-La Pougne, comme on l’appelle, et un gars, Mathias : « Le Bison des Aptes« . A dix ans, il a déjà tout à fait mon caractère. Je ne dirai pas en pire, mais en plus autoritaire.

– Pratiquement, ma femme et moi, nous ne vivons que pour eux. C’est pour eux que nous avons pris un appartement à Neuilly. Pour qu’ils puissent aller à l’école normalement, et que le soir, nous soyons là pour les surveiller. On ne les quitte pratiquement jamais. Cela tourne même à l’esclavage. Eux, à la maison, en plus de leurs chambres, ils ont annexé l’entrée et le couloir. Mathias y faisait du karting l’an dernier. Nous, les parents, on est réfugié dans une pièce minuscule, avec une toute petite salle de bains. Notez qu’ils ne sont pas méchants, mes gosses. Au contraire. S’ils avaient le même caractère que moi, c’est là que j’aurais de quoi me faire du mauvais sang !
– Ils ne sont pas démonstratifs, mais ils ont bon fond. Je ne me fais pas d’illusions sur eux, je ne suis pas obnubilé, je n’ai jamais crié au génie devant leurs soi-disant mots d’enfants. Je ne les pourris pas, du moins, je ne crois pas. La raison en est simple : j’essaie d’être juste, ce qui n’est pas facile. Par exemple, ils savent très bien qu’ils ont un père qui leur donne tout ce dont ils ont envie. Il suffit que Mathias me prenne dans un coin pour me demander n’importe quoi : « Papa, j’ai quelque chose à te dire… Je voudrais que tu m’achètes un vélo », par exemple… Et je suis marron à tous les coups. J’ai beau objecter :
– Mais c’est cher, ça ! Je n’ai pas de sous !

Tout droits réservés pour ces photos
(Marcel Dole).


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