Jean Gabin

1946 – articles parus dans Cinévie par Michèle Nicolai (Gabin et Marlène Dietrich)

 

Jean Gabin et Marlene Dietrich par Michèle Nicolai (Helena Varley) parue dans les numéro 45, 46, 47 et 48 de Cinévie les 06, 13, 20 et 27 août 1946

Mon Ami Jean Gabin par Marlène Dietrich

(Propos recueillis par Michèle Nicolai. Cinévie n°45 daté du 06 août 1946)

 

C’est en 1938 que je rencontrai Jean Gabin pour la première fois, au cours d’un diner qui groupait, à Paris, de nombreuses personnalités. Je dois dire qu’il ne m’avait pas particulièrement frappé et le souvenir le plus vif que je garde de cette soirée n’est pas celui de l’acteur de Quai des Brumes ou de Pépé-le-Moko, mais bien celui de l’étonnante Cécile Sorel et de la mystérieuse Colette, personnages « hors série », qui semblent échappés de la réalité. Nous échangeâmes quelques phrases pleines de sympathie.
Et ce fut tout.

C’est en 1941 que j’ai revu Jean Gabin, lors de son arrivée à Hollywood.
Il m’a toujours été agréable d’accueillir les Français qui venaient s’installer dans la Cité du Cinéma. Trouver un gîte aux nouveaux venus, leur apprendre par exemple comment, chez nous, on se passe de domestiques, bref, les initier à la vie de tous les jours, me semblait un devoir de bonne camaraderie. Lorsque Jean Gabin arriva le producteur André Daven et sa femme le reçurent et il n’eut tout d’abord pas besoin de moi. Je dis d’abord, parce que, bientôt, il m’avouait combien la vie d’hôtel lui était pénible, combien était vif son désir de s’installer chez lui. Je me mis donc en quête d’une maison et, malgré de grandes difficultés, cette maison, je la découvris. L’emménagement ne fut pas simple. Jean Gabin avait besoin de beaucoup de choses. Entre autres, du café, des vins de France et des disques de la « môme » Piaf.

 

Nous nous vîmes souvent et c’est ainsi que je m’attachai à lui. Rien ne semblait devoir nous rapprocher. Il fallut cette période d’exil pour que me soit donné de découvrir sous l’écorce un peu rude du faubourien, l’âme vibrante, ardente et sensible de l’homme. Jean souffrait dans son coeur, de ce qui arrivait à son pays. L’invasion l’avait surpris alors qu’il était en permission dans sa propriété d’Eure-et-Loir, Sainte-Gemme. Il lui fut impossible de regagner son régiment. Il se retrouva à Toulouse pour l’armistice et sa démobilisation.

Ayant refusé les propositions des magnats du cinéma allemand, il partit un peu plus tard pour l’Amérique. Jean vivait donc seul et rien ne semblait pouvoir l’arracher à sa mélancolie. Il était sans nouvelles des siens; son neveu, Guy Ferrier, était prisonnier en Allemagne, et il n’avait pas accepté le chantage allemand qui consistait à lui offrir la liberté du jeune homme contre un contrat à la Continentale.

Pour ma part, j’ai toujours été profondément antinazie. A plusieurs reprises, Hitler m’a fait connaitre le désir qu’il avait de me rencontrer. Je n’ai jamais accepté. L’amertume que nourrissait Jean était la mienne. De mon mieux, je m’employais à distraire mon compagnon. Je n’y parvenais pas toujours. Ma présence agissait cependant, i1 se confiait. Je l’écoutais plus avec mon coeur qu’avec mes oreilles. Ainsi les liens d’une puissante amitié se tissaient insensiblement entre nous. Si je le découvris alors, de son côté il sut vite distinguer entre la femme fatale que le cinéma a fait de moi et celle que je suis pour mes amis et que j’ai voulu être tout particulièrement pour lui. la souffrance morale de Jean m’était d’autant plus sensible qu’elle n’était pas obligatoirement partagée par tous ceux qui nous entouraient. Un certain nombre de réfugiés faisaient assez facilement contre mauvaise fortune bon coeur. Ils ne dissimulaient pas toujours leur satisfaction d’avoir échappé à la tourmente et d’ignorer de ce fait les bombardements et les restrictions. Les nouvelles que nous apportaient les journaux paraissaient moins les atteindre que bon nombre de mes compatriotes qui vivaient intensément la tragédie française. Il souffrait pour son pays et je souffrais pour lui.

 

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Jean fait connaissance avec Hollywood par Marlène Dietrich

(Propos recueillis par Michèle Nicolai. Cinévie n°46 daté du 13 août 1946)

 

Dans sa loge, Marlène Dietrich change sa robe de scène contre son vêtement habituel ; une blouse et un pantalon de flanelle. Elle parle de Hollywood. On sent que c’est là qu’est sa vie, dans cette ville extraordinaire où s’est faite sa gloire.

Nous n’avons jamais tourné ensemble en Amérique, Jean et moi, me dit-elle. Le travail ne nous rapprocha pas. Bien au contraire. On s’imagine mal, je crois, ce qu’est la vie là-bas. Sur la foi de photographies et de reportages, on se fait généralement une idée fausse de la vie que mènent les artistes dans la capitale du cinéma américain. Ce n’est nullement une existence de fête perpétuelle. Quand on fait un film, on n’a plus aucune vie mondaine ou privée. On ne sort pas non plus. On s’arrache quelquefois au travail pour une présentation. Mais, tous les soirs, on est si fatigué qu’on ne pense qu’à rentrer chez soi et à se reposer.

Pendant ces dernières années, Marlène a beaucoup travaillé : elle a fait deux films en 1939, deux en 1940, deux en 1941, deux en 1942. La consigne était : distraire à tout prix, Elle fut donc une Marlène de comédie, gaie et dynamique. Car la production cinématographique devait contribuer à maintenir en excellent état le moral des soldats.

Elle a eu, au cours de sa carrière, de nombreux partenaires. Elle parle d’eux avec sympathie.
Gary Cooper est un garçon doux et calme ; James Stewart un excellent camarade. Les méthodes de travail dans les studios californiens favorisent d’ailleurs la création de liens de camaraderie entre partenaires. Dès que l’on est ensemble sur un plateau, la pensée doit être constamment tournée vers celui ou celle avec lequel on tourne. On doit, en effet, toujours se demander : « A sa place, que ferais-je ? ». Et cela est vrai pour l’acteur qui vous donne la réplique, pour l’opérateur qui règle l’angle de prises de vues, pour l’ingénieur du son aussi bien que pour le machiniste ».

 

C’est également selon cette règle que s’établissent les rapports entre acteurs et journalistes.
Faire du journalisme « américain » en France, c’est être indiscret, parfois même scandaleux. En Amérique, il n’en est rien. Les reporters qui viennent sur le plateau n’ont, pas plus qu’ici, le désir de nuire au succès d’un film en cours. C’est aux critiques de parler. Il est bien certain qu’on n’aime pas recevoir chez soi, en ami, quelqu’un qui n’aurait qu’une idée en tête : celle de vous critiquer.
Et Marlène ajoute :
La presse et le public américains m’ont été fidèles. A Jean Gabin aussi. Lorsque celui-ci débarqua à New-York, on présentait justement Pépé le Moko. Ce film accrut encore la réputation de grand artiste qu’il avait dans les milieux américains.
Connaissant l’esprit camarade de Jean Gabin, sa gentillesse spontanée pour tout le monde, l’intérêt qu’il porte à toutes les questions touchant à son métier, il est facile de comprendre que Hollywood lui plut.
Marléne le confirme.
La vie en Californie a un côté fort plaisant. Nous nous connaissons tous et nous sommes fort liés. Travailler est facile, On nous amène tout au studio.
Marlène Dietrich a trouvé quelque différence en venant tourner en France. N’a-t-elle pas dû courir pendant six semaines pour essayer d’un côté, des robes, de l’autre, des chapeaux ? Et nous savons que découvrir actuellement une paire de bas est un problème et découvrir un morceau de tissu un drame. Mais elle continue.
La manière de jouer de Jean dérouta souvent ses partenaires. En effet, il ne joue pas. Il est réellement un être de chair et de sang, un homme sincère. Et, comme les autres jouent, il se produit un décalage qui le met encore plus en valeur… Non, cela ne me gêne pas dans Martin Roumagnac, le film que nous tournons ensemble actuellement, car mon métier n’est pas d’être vraie. Je suis un personnage de cinéma bien défini. Si Je m’avisais d’être différente, le public m’en voudrait certainement.

« Les films que Jean tourna là-bas consacrèrent sa réputation, et firent reconnaitre en lui un acteur de classe internationale. Mais il n’avait qu’une idée : reprendre les armes. Cependant, il rendait alors service en exerçant son métier de comédien. 11 le vit bien quand, au moment de s’embarquer pour combattre, il reçut un télégramme émanant du cabinet du général de Gaulle lui demandant de rester pour tourner « L’imposteur ».
A ce moment, l’Amérique connaissait seulement le général Giraud. Jean Gabin avait entendu, lui aussi l’appel du 18 juin et les paroles du chef qui disait : « Nous avons perdu une bataille, nous n’avons pas perdu la guerre« . Et il resta pour magnifier l’espoir de celui qui tenait entre ses mains les destinées de son pays.

Jean Gabin avait fait son service militaire dans la marine. Après maintes difficultés c’est dans les Forces navales françaises libres qu’il put contracter un engagement comme simple matelot. Au moment du débarquement des Alliés, en juin 1944, il était quartier-maître a bord du « Richelieu ». Peu de temps après, il demanda à être versé dans l’armée Leclerc. Après quelques semaines d’instruction, il partit dans un équipage de char, il ne voulait pas être éloigné des combats libérateurs.
« Jean s’engageait tout entier, dit Marlène Dietrich. On ne doit rien faire à moitié. Je puis vous avouer que c’est certainement le rôle dans lequel il m’a le mieux plu« . Du reste, peu après, Marlène devait, elle aussi, revêtir cet uniforme qui, bien que portant des couleurs différentes, n’en était pas moins celui de la même cause. (A suivre)

 

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Au carrefour de nos destins par Marlène Dietrich

(Propos recueillis par Michèle Nicolai. Cinévie n°47 daté du 20 août 1946)

 

Au moment du débarquement allié en Normandie, j’étais avec les troupes américaines en Italie, continue Marlène Dietrich. Puis je suis venue en France et j’ai demandé une permission pour me rendre dans un petit village qui s’appelle Saint-Gemme. C’est un charmant petit coin de la campagne française, ou plutôt c’était un charmant petit coin. Car il n’en reste pas grand-chose. C’est là que Jean possédait une maison. Il m’avait tant parlé de cet ancien cloître qu’il avait fait aménager, de sa chapelle minuscule, du potager, des grands arbres, que j’étais curieuse de le voir. J’étais sûre de le reconnaître au premier coup d’oeil. Pour arriver jusque là je dus faire de longs détours et prendre beaucoup de petites routes. Ces petites routes délicieuses qui se tortillent et semblent avoir été faites pour qu’à loisir on puisse admirer le paysage. Les grandes routes, elles, étaient trop encombrées. Je devais souvent demander mon chemin. Parfois, les gens me reconnaissaient et m’embrassaient tout bonnement comme s’ils me retrouvaient après une longue absence.

De la maison de Jean Gabin, Marlène ne trouva que les quatre murs. De la demeure si amoureusement disposée, il ne restait que des ruines parmi lesquelles s’éparpillaient de vieux papiers et des débris de toutes sortes. Ce n’etait pas là seulement le fait des bombardements : les occupants avaient pris soin de tout saccager. Quand les Allemands apprirent que le vieux prieuré appartenait à l’acteur exilé en Amérique, ils s’y installèrent et s’en donnèrent à coeur joie.

On m’a raconté dans le pays qu’ils avaient imaginé un jeu. Cherchant toutes les photographies de Jean qu’ils pouvaient trouver dans la maison (et il y en avait pas mal) ils les fixaient contre les arbres et s’amusaient à tirer dessus à coups de revolver. Mais quand ils sentirent qu’ils étaient battus et qu’ils devaient s’en aller, leur rage s’exaspéra. Ils s’acharnèrent alors contre le mobilier et les vêtements, ne laissant absolument rien d’intact. Un bombardement acheva le désastre.

Jean Gabin, qui vient d’entrer dans la loge, précise :
J’ai trouvé cependant quelque chose d’intact, une bâtisse toute neuve qu’ils avaient construite dans le jardin pour leur servir d’abri. Et, pour qu’on sache bien que c’était leur oeuvre, les pierres étaient enchassées de façon à former des croix gammées. Charmant souvenir ! J’ai demandé à mon architecte de tout raser pour pouvoir construire à nouveau une petite maison dans le style du pays. Or, pour faire sauter cette sacrée bâtisse, il faut je ne sais quelle autorisation de je ne sais quelle administration. Elle est toujours là. Les ruines aussi. Car l’Administration, avec un grand « A », ne m’a pas encore permis de déblayer. J’ai pourtant fait des démarches…
Mais comme chez Jean Gabin, la gouaille ne perd jamais ses droits, il trouve encore l’occasion d’ironiser.
Sur le mur de la chapelle, il y a une inscription laissée par l’ennemi : « Où se trouve un soldat allemand, personne ne met les pieds ».

 

Jean voudrait bien revoir sa maison bâtie avant de retourner en Amérique où il a des contrats. Les producteurs d’Hollywood le laissèrent partir, mais il a des engagements. Auparavant, il tournera trois films chez nous. Quant aux projets de Marlène Dietrich, ils sont tournés vers le travail.
Dès que j’aurai terminé « Martin Roumagnac », me dit-elle, je dois commencer en Amérique une nouvelle production « Golden Earrings » (Les boucles d’oreilles en or), dans lequel j’aurai le rôle d’une reine des tziganes.
Qu’adviendra-t-il de cette « amitié » entre Jean Gabin et Marlène ?
Je ne connais pas l’avenir, dit la star et ne désire pas le connaître. Chacun sa vie. La destinée de Jean, c’est la France, la mienne, c’est Hollywood. Il y a des carrefours sur toutes les routes. J’ai toujours envisagé mon existence sous l’angle professionnel d’abord. Et je dois dire que ma profession a eu une plus grande importance géographique qu’émotionnelle. Je l’ai enrichie par les souvenirs que m’ont procurés mes voyages à travers le monde. Je sais qu’une vision me restera : celle de l’Arc de Triomphe vers six heures du soir, dans une lumière qui meurt lentement. (A suivre)

 

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La grande Marlène par Jean Gabin

(Propos recueillis par Michèle Nicolai. Cinévie n°48 daté du 27 août 1946)

 

Si Jean Gabin déteste parler de lui, il devient plus loquace lorsqu’il s’agit de Marlène Dietrich.

Marlène a toujours été « de première » avec moi, dit-il. Lorsque je suis arrivé à Hollywood, j’étais assez mal en point, avec tout ce qui venait de se passer. Des choses comme ça, on ne pouvait pas les expliquer. Et puis, saurait-on, on n’avait pas envie de le faire. Avec elle, pas besoin de discours. Elle a tout de suite compris… Je n’étais pas allé en Amérique pour faire des films. Je n’avais pas du tout le coeur au boulot. On m’a dit que ça pouvait servir, alors, je m’y suis mis.

Seulement, il y avait un chiendent : la langue dont je ne connaissais pas un seul mot. Là encore, c’est Marlène qui m’a tiré d’embarras. En quatre mois, elle a réussi à me faire parler. Je ne sais plus comment elle s’y est prise, mais il lui a fallu de la patience. Toujours est-il que, grâce à elle, j’ai pu me débrouiller. Et je défie le plus malin de se tirer d’affaire pour jouer dans une langue qui n’est pas la sienne.
On ne se rend pas compte de ce que c’est. Je crois connaître mon métier, peut-être tout simplement parce que je l’aime, mais, les premiers jours, sur le plateau, je me trouvais salement idiot… Je ne parle pas un anglais académique. Je parle anglais comme le français, comme ça me vient.
Ça leur a plu, là-bas, parait-il.

Ce que valent les films tournés à Hollywood, je n’en sais rien. Et ça n’a pas d’importance. On donne en ce moment, à Paris, « L’Imposteur ». J’ai refusé de le doubler et je n’irai pas le voir. Quand je l’ai fait, il était utile de le faire. J’ai tourné des films dans le goût américain, pour des Américains. C’était eux qu’il fallait toucher alors et je suis content si j’ai réussi. Si maintenant les Français n’aiment pas ça, ils auront peut-être raison parce que les circonstances ne sont pas les mêmes.

 

Les portes qui ne s’ouvrent pas

Quand j’ai été démobilisé, Carné m’a demandé de tourner avec Marlène un grand machin qu’il écrivait pour nous avec Jacques Prévert. Sans rien connaître du scénario, j’ai accepté tout de suite. Carné est un pote. Et puis je voulais d’abord faire un film en France, je trouvais ça plus chic. J’étais donc prêt à faire mon boulot.

Or, le temps passe. Le film est remis et encore remis. Après le film de Marcel Carné, nous devions, Marlène et moi, tourner « Martin Roumagnac », avec Georges Lacombe. Le temps passait toujours. « Martin Roumagnac » ne pouvait plus attendre. Les studios étaient loués, les techniciens et les acteurs engagés. Que faire ? Je suis un gars propre, j’y tiens. Pattes blanches et pas de combines.
J’ai demandé aux deux producteurs de s’arranger ensemble. Il parait que c’était impossible. Alors, j’ai soumis l’affaire au Ministère de l’Information. Celui-ci donna son opinion : je devais tourner « Martin Roumagnac ». Ce que je décidai de faire. Je n’en faisais ni une affaire de prestige, ni une affaire de fric. J’étais régulier.

Comme un seul homme, la presse me tombe dessus et surtout sur Marlène. Moi, ça m’a fait rigoler. Mais ça m’embêtait pour Marlène. Elle était venue comme ça, gentiment, on l’accusa de tout. Dans « Martin Roumagnac », Marlène est pour la première fois ma partenaire. Ça me fait tout de même quelque chose de tourner avec une femme comme elle. Sur l’écran, depuis toujours, elle me fait un effet extraordinaire. Là, comme en toutes choses, elle est au poil. Et boulot avec ça…

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