Arletty

1988 – Entretien Marcel Carné et Arletty par Henry-Jean Servat (Paris-Match)


Entretien de Marcel Carné et Arletty parue dans le magazine Paris-Match n°2254 daté du 06 août 1992

avec l’aimable autorisation d’Henry-Jean Servat

Henry-Jean Servat
Journaliste, chroniqueur mondain Henry-Jean Servat est également metteur en scène. Il a notamment mis en scène La Traviata de Verdi en 2005 au Château du Champ de Bataille ainsi que dans les jardins du Sénat à Paris. Il a écrit divers livres consacrés à Dalida, Barbara comme aux coulisses de tournages des superproductions hollywoodiennes des années 60 (Secrets de Tournages) et plus récemment à Brigitte Bardot. Il a travaillé pour Le Midi Libre, Libération, RFM, Europe 1 et tient actuellement une chronique sur France 2 dans l’émission « Télématin » : Loge V.I.P.

C’est un collaborateur de longue date du magazine Paris-Match.
Il a rencontré Marcel Carné plusieurs fois et vous allez lire une interview un peu particulière.
En 1988, Henry-Jean Servat a eu l’idée à l’occasion des 90 ans d’Arletty d’organiser une rencontre entre elle et Marcel Carné. Il parait que la rencontre fut très émouvante car Arletty et Carné ne s’était pas revu depuis longtemps. Ils vont donc se souvenir de leur rencontre en 1934 sur le tournage d’un film de Jacques Feyder sur lequel Carné était assistant. Ils parleront bien sur d’Hôtel du Nord qui fit la renommée d’Arletty, évoqueront Henri Jeanson, Annabella, Lou Bonin ou bien les opérateurs Armand Thirard et Louis Née.
Cet entretien est d’abord paru une première fois à l’époque dans le quotidien Libération avant d’être re-publié dans Paris-Match à l’occasion de la mort d’Arletty en août 1992.

Un sincère remerciement à Henry-Jean Servat pour m’avoir permis de reproduire cet entretien.

Le site internet de Henry-Jean Servat : www.henry-jean-servat.com.
Le site internet de Paris-Match : www.parismatch.com.
La page Wikipedia sur Paris-Match.


Ce que vous n’avez jamais lu sur Hôtel du Nord, son film mythique
CARNE « Sur le papier, la scène d' »Atmosphère » est ridicule »
ARLETTY « Pas du tout, elle est magique »

« Atmosphère ! Atmosphère ! Est-ce que j’ai une gueule d’atmosphère ? » Marcel Carné rencontrait souvent celle qu’il avait fait entrer dans la légende en lui faisant prononcer cette réplique, et qu’il n’a jamais appelée qu’Arlette, son interprète d’« Hôtel du Nord». Cinquante ans après, pour le 90° anniversaire d’Arletty, « Paris Match » les avait réunis. Le cinéaste et l’actrice, qui ne se sont jamais tutoyés, ont instantanément retrouvé leur complicité merveilleuse. « Ensuite, dit aujourd’hui Carné, je ne l’ai plus revue que de temps en temps. La dernière fois, c’était il y a un mois. Elle a posé ses mains sur mes joues, comme d’habitude. Mais elle ne m’a pas reconnu, et j’ai compris que, pour elle, la fin approchait. »
Voici, en exclusivité, ce dialogue nature. Inédit.

Marcel Carné. Arlette, je vous ai rencontrée en août 1934, pendant le tournage de « Pension Mimosas« . J’étais assistant de Jacques Feyder.
Arletty. Oh ! Je ne faisais que passer. Cela ne nous rajeunit pas, l’un et l’autre !

Marcel Carné. Je me souvenais de vous au point de dire à Jeanson : « J’ai vu, sur un plateau, une fille… » Excusez­-moi, Arlette, d’avoir parlé de vous comme ça…
Arletty. Je vous en prie, Marcel !
Marcel Carné. …Une fille épatante.
Arletty. Vous parliez de m’avoir vue au cinéma. mais cela faisait je ne sais combien d’années que je jouais au théâtre.
Marcel Carné. Je n’allais pas voir les pièces de Rip où vous jouiez. Mais, dès que j’ai parlé de vous à Jeanson, il m’a dit qu’il vous avait, lui, souvent applaudie au théâtre, et qu’il vous connaissait bien.
Arletty. Oui, Jeanson, je le connaissais très bien. Mais je ne faisais pas de cinéma, ou du moins n’avais-je tourné que des films pas très importants. Je n’étais pas une vedette.

Marcel Carné. Vous savez, on peut voir une très courte scène au théâtre ou au cinéma et dire si quelqu’un fera ou non une carrière.
Arletty. Ça, c’est tout à fait vrai. En une scène, vous pouvez être très bon, ou alors vraiment très mauvais.

Marcel Carné. Nous vous avons donc demandée pour « Hôtel du Nord« , et obtenu votre accord.
Arletty. J’admirais « Drôle de drame » et surtout « Quai des brumes« , que je venais juste de voir. A cette époque, je jouais au théâtre chez Henri Bernstein. Nous parlions de vos films tous les deux. J’étais émerveillée, et lui aussi admirait beaucoup le « Quai« . Il venait m’en parler jusque dans ma loge !
Marcel Carné. Plus tard, il a fait jouer Gabin dans une pièce qui n’était pas très bonne.
Arletty. Elle s’appelait « La soif« , et je dois dire qu’on restait dessus ! Mais, dans « Hôtel du Nord« , Annabella avait la vedette au générique. Elle était la femme de Tyrone Power et venait spécialement de Hollywood. C’était elle, la star !
Marcel Carné. Pourtant, avec Jouvet, vous vous étiez tous les deux bien pris au jeu.
Arletty. Il s’appelait comment, déjà, là-dedans, Jouvet ?
Marcel Carné. Monsieur Edmond.

Arletty. Quand vous pensez que j’ai tourné dix jours ! Dix jours de ma vie, pas davantage !
Marcel Carné. Pas possible ! J’aurais pensé plus, vu le nombre de scènes.
Arletty. Je n’en ai pas tellement, des scènes, dans « Hôtel du Nord« . Il y a celles de la chambre, le grand dîner de première communion…
Marcel Carné. Vous êtes quand même dans sept ou huit décors au moins.
Arletty. Mais est-ce que je suis dans la rue de Marseille ?
Marcel Carné. Ah ! non, là, vous n’y êtes pas.
Arletty. [Riant.] Où je suis sûre d’être, c’est sur la passerelle de l’écluse, au-dessus du canal Saint-Martin ! Tchimoukof, qui s’appelait en réalité Lou Bonin, avait fait ma robe. Avec une fermeture à glissière. Un zip qui était génial. J’avais des chaussures de Berrugia, avec une bride sur la cheville, un sac Schiap comme une boîte de chocolats et une minuscule fourrure. Je me souviens aussi, dans le genre beau costume, de ma combinaison noire lorsque j’étais devant la fenêtre.
Marcel Carné. Pendant le tournage, j’ai fait une chose que vous ne savez certainement pas, Arlette, et que vous allez apprendre maintenant. Je me suis dit que je tenais là deux acteurs qui venaient du théâtre, vous et Jouvet, et que si je vous faisais tourner plan par plan vous seriez peut-être désarçonnés. Vous vous souvenez, vous êtes dans la chambre…
Arletty. Ah ! oui, c’est la scène où je m’inhalate !
Marcel Carné. Elle devait être « filée » comme au théâtre, mais de manière extrêmement précise, et vous n’y arriviez jamais. Je vous ai alors dit à l’un et l’autre : « Regardez-moi, je vais vous faire la scène. » Vous m’avez vu et vous l’avez faite. D’une façon parfaite. J’étais vraiment ravi, et nous avons inauguré ainsi seize années de travail ensemble.

Arletty. Ça fait un bail ! C’était bien, en effet, mais il faut dire que les opérateurs aussi étaient merveilleux. Drôles. C’étaient des titis d’un très grand talent. Il y avait, sur ce film, Armand Thirard et Louis Née. Ils vous demandaient constamment, en me montrant : « Je la coupe à la chagatte ? » Et, plus tard, j’ai beaucoup travaillé avec Roger Hubert, qui était aussi d’un très grand talent.
Marcel Carné. Avec Aurenche et Jeanson, quand nous avons commencé à écrire l’adaptation du roman d’Eugène Dabit, « Hôtel du Nord« , vous étiez déjà engagée dans la distribution. Mais il vous est tout de suite apparu que certains personnages, typiques, étaient très anecdotiques, comme les locataires de l’hôtel : une prostituée et son souteneur. Ils plaisaient énormément au producteur, qui m’a dit: « Il faut développer ces deux rôles. »
Arletty. Oh ! oui, ça plaisait beaucoup au producteur. Pensez, une pute et son mac !
Marcel Carné. Jeanson a tout de suite été d’accord pour développer le rôle de Madame Raymonde. Votre rôle. Il disait : « Moi, Annabella, je m’en fous !« 
Arletty. Il disait vraiment ça, Henri?
Marcel Carné. Oui. Je dois reconnaître qu’il a surtout travaillé votre personnage et celui de Monsieur Edmond, et qu’il a beaucoup négligé les autres. Ce qui n’était pas juste. Les deux autres héros, Renée (Annabella) et Pierre (Jean-Pierre Aumont), étaient donc faibles.
Arletty. Faibles ! Comme rôles ! Marcel Carné. Bien sûr. Je répétais constamment à Jeanson : « Tu as été engagé pour Annabella, pas pour Arletty, même si nous l’aimons tous les deux. Si Annabella s’aperçoit que son personnage est un peu sacrifié, qu’est-ce qui se passera? » Mais il ne s’est rien passé. Si elle s’est rendu compte que vous lui « voliez » le film, elle n’a absolument rien dit.
Arletty. Elle était vraiment très sympathique. Nous ne nous connaissions pas, mais nous nous sommes bien entendues. C’était quelqu’un d’extrêmement intelligent.

Marcel Carné. Vous savez, Arlette. quand Jeanson m’a apporté la scène, la fameuse scène d' »atmosphère« , j’ai longuement hésité: J’ai envisagé de la supprimer !
Arletty. Je comprends. Jeanson avait vu à l’avance les intonations que pourraient avoir les acteurs…
Marcel Carné. Mais sur le papier, je vous assure qu’elle était ridicule.
Arletty. Je peux le comprendre.
Marcel Carné. C’est une scène « fabriquée », qui est sauvée par l’intonation que vous avez, vous et Jouvet. On me regarde en coin quand je dis cela, mais je m’obstine à la trouver peu naturelle.
Arletty. Cette scène est magique ! Chaque fois que je la revois, elle ne me paraît pas démodée, pas plus que le film.
Marcel Carné. C’est votre lyrisme, Arlette, votre intelligence, à vous et à Jouvet, qui font tout passer. Vous aviez peu répété…
Arletty. Très peu. C’est foutu, si vous répétez trop. Personne ne riait de ces trucs-là sur le plateau. A la sortie du film, j’ai juré que je ne redirais jamais cette réplique célèbre. Et je m’y suis tenue. Je ne l’ai fait qu’une fois, pour l’anniversaire de la mort de Jouvet à l’Odéon. Mais là, c’était comme pour une oeuvre, enfin presque. Et après, figurez-vous qu’il y a eu des types pour me le reprocher et me demander de la redire ! Je ne l’ai jamais refait.

Marcel Carné. Vous savez que la réplique d’atmosphère » n’est pas dans le bouquin ?
Arletty. Oh ! Le plus beau compliment, je crois que c’est Pierre Mac Orlan qui vous l’a fait en vous disant que vous aviez tout changé, Marcel, mais qu’on retrouvait l’esprit du livre. Le succès d' »Hôtel du Nord » ne m’a pas du tout incitée à faire moins de théâtre et davantage de cinéma. Le théâtre, c’est vraiment mon métier, et je n’ai jamais voulu l’abandonner. A moins de tomber sur des trucs comme ça, qui furent l’exception. Aussitôt après « Hôtel du Nord« , par exemple, nous avons fait ensemble « Le jour se lève« .

Marcel Carné. « Le jour se lève » vous montrait, Arlette, sous un angle totalement nouveau, et je trouve très étonnant qu’avec la carrière théâtrale que vous aviez derrière vous ayez pu atteindre à un si total dépouillement. Prévert et moi avions pensé à vous dès le début. Le film devait d’abord s’appeler « Rue des vertus« …
Arletty. C’est joli, ce titre-là.
Marcel Carné. Vous savez que, dans « Le jour se lève« , une scène a été coupée au montage. C’est lorsque Gabin rentre chez lui et vous voit nue sous la douche. J’étais d’ailleurs très ennuyé d’avoir à vous demander de la tourner…
Arletty. Cela ne s’était pas tellement fait, alors, ces choses-là!
Marcel Carné. Ça ne s’était jamais fait.
Arletty. Ça ne me gênait pas du tout.
Marcel Carné. Vous m’avez seulement demandé de veiller à ce qu’il n’y ait pas de photographes. Quand Gabin entrait, vous le regardiez en riant et en vous tournant vers lui. Je vous avais mis dans la main une éponge…
Arletty. Une grosse éponge ! Elle était même énorme, cette éponge !
Marcel Carné. C’était joli.
Arletty. Ah oui, c’était artistique, cette chose-là!
Marcel Carné. Eh bien, Vichy a fait couper le plan et il n’a jamais été rétabli.
Arletty. Alors, il est perdu, ce machin-là?
Marcel Carné. Sûrement.
Arletty. Oh ! Il ne doit pas être perdu pour tout le monde !

Marcel Carné. Après, nous avons encore fait ensemble « Les visiteurs du soir« , « Les enfants du paradis » et « L’air de Paris« , et plusieurs autres projets ont capoté. Quand j’ai tourné « Du mouron pour les petits oiseaux« , en 1962, j’avais fait écrire pour vous le rôle d’une concierge, vive et pétillante. Et puis, il y a eu cet horrible accident, et vous avez pensé que vous ne pourriez pas faire le film. J’ai demandé des aménagements, en disant que vous répéteriez dans le noir et que vous auriez une doublure pour toutes les séquences en lumière. Mais, au dernier moment, Arlette, vous n’avez pas voulu. Je n’ai jamais bien su pourquoi…
Arletty. Marcel, c’est parce que je vous respectais trop pour vous faire ça. Je sais parfaitement qu’un film qui n’est pas répété dans de bonnes conditions risque d’être un fiasco. Je n’ai pas voulu vous imposer ce que, très gentiment et avec beaucoup de tendresse, vous m’aviez proposé. Soyez certain que, si j’ai refusé votre proposition, je n’en étais pas très heureuse.

Marcel Carné. Nous ne nous voyons plus très souvent, mais nous nous téléphonons et, lorsque nous sommes l’un face à l’autre, nous constatons que nous n’avons pas trop changé. Nous sommes restés de bons petits enfants du Bon Dieu.
Arletty. Des indulgences, Marcel, vont vous être remises pour l’éternité !
Marcel Carné. Elle est lointaine, pour nous, l’éternité…

propos recueillis par HENRY-JEAN SERVAT


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