Nécrologie de Marcel Carné (31.10.96)

France Soir – 01.11.96


Nécrologie de Marcel Carné parue dans le quotidien français France Soir en 1996

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Bel hommage de ce grand quotidien populaire du soir à Marcel Carné à travers l’une de ses dernières interviews où il confie qu’il se sent « toujours dans le coup ». A souligner le papier consacré au dernier film inachevé de Carné, ce Mouche que les pouvoirs publics ont quasi-ignoré superbement. Ce qui ne nous étonnera pas. Pour les hommages, c’est facile mais quand il s’agit d’aider Carné qui a tant apporter au cinéma français à tourner son dernier film, la réponse fut une parfaite indifférence.

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France Soir – 01 Novembre 1996 –

1 – « Marcel Carné Sa dernière grande interview » par Richard Gianoro
2 – «Il m’a donné mon plus beau rôle» – Michèle Morgan – par Monique Pantel
2 – « Mouche, son dernier film inachevé » par A.D

Il laisse une douzaine de chefs-d’oeuvre qui ont donné leurs plus beaux rôles à Arletty, Michèle Morgan et Jean Gabin. Le 18 août dernier, Marcel Carné avait joyeusement atteint ses 90 ans. Hier jeudi, la Camarde s’est emparée de lui. II s’est éteint à l’hôpital Antoine-Beclère de Clamart, dans les Hauts-de-Seine. Avec la disparition de Marcel Carné, c’est un authentique monument du cinéma français, et même mondial, qui s’en va. Car, même s’il n’avait réalisé que 22 films, la plupart d’entre eux ont véritablement marqué l’histoire du 7e art.
Son premier film, « Jenny » tourné l’année de ses trente ans, devait sceller une mythique coopération avec un dialoguiste nommé Jacques Prévert « Drôle de drame », « Quai des brumes », « Hôtel du Nord » (écrit par Henri Jeanson et Jean Aurenche) « Les Visiteurs du soir », « Les Enfants du paradis », autant de chefs-d’oeuvre du cinéma réaliste, qui font éclore de nouveaux visages comme Michèle Morgan, Arletty ou Jean Gabin, mais aussi et surtout une nouvelle façon d’appréhender les sujets.
Son cinéma d’après-guerre (« Juliette ou la clef des songes », « Thérèse Raquin », « Les Tricheurs ») n’aura jamais connu le même engouement que ses joyaux des années 30. Est-ce injuste ? Le fait est que Marcel Carné fut moins glorifié en son pays qu’à l’étranger. L’homme s’en plaignait souvent.
Mais, une fois n’est pas coutume, la télévision, qui fut prolixe dans la rediffusion de ses films, aura eu l’hommage rapide : dès hier soir, France 2 a déprogrammé sa soirée pour offrir « Le Jour se lève ».
Ariane Dollfus

« Marcel Carné, vénéré mais mal aimé. L’année dernière, il s’était raconté sans détours à France Soir, sa dernière grande interview,  »

par Richard Gianoro

Un homme à sa fenêtre. Les passants pressés de Saint-Germain-des-Prés n’apercevront plus la silhouette ronde et familière de Marcel Carné, vieil homme esseulé qui, depuis le premier étage de son coquet appartement parisien, observait les jeunesses attablées au café des Deux Magots ou laissait fureter son esprit dans l’agitation des rues voisines. Lui n’était déjà plus dans la course de cette vie depuis longtemps déjà, même s’il avait joyeusement été fêté par une poignée de fidèles – Michèle Morgan en tête – en octobre dernier pour son anniversaire, dans cet Hôtel du Nord qui lui devait tant, sa dernière apparition publique.
Monument historique, Marcel Carné était à la fois vénéré et mal aimé : « Personne ne m’a tendu la main pour que je puisse terminer « Mouche ».

Né le 18 août 1906 à Paris, ce fils d’ébéniste, orphelin de mère, est très tôt partagé entre deux amours : le cinéma et le music-hall. Par hasard, il rencontre Françoise Rosay qui le présente à son mari de l’époque, le réalisateur Jacques Feyder, qui en fait son assistant : « Lorsque je suis revenu du régiment, j’ai collaboré à divers magazines de cinéma en qualité de critique, acheté une caméra, de la pellicule, et fait des images suffisamment convaincantes pour que René Clair me prenne sous son aile ».
L’apprentissage se poursuit. Marcel Carné réalise enfin « Prison de velours », son premier film : « Un exercice de style où tout m’était imposé, sauf le choix du scénariste. J’ai choisi Jacques Prévert, alors inconnu. Pour sauver ce film atrocement conventionnel, nous avions décidé de l’orner de seconds rôles hauts en couleur : le marchand de canons qui aime les fleurs et les petits oiseaux, le bossu méchant… Tout ça dormait un accent de vérité et comme nous filmions dans des endroits insolites, le résultat était assez déconcertant… »
Le tandem Carné/Prévert était né, le « réalisme poétique » – ou « fantastique social » – aussi, ce monde fascinant peuplé d’ouvriers amoureux et promis à une mauvaise fin. Une collaboration unique qui s’étirera de « Jenny » (1936), le premier film « officiel » de Carné, aux « Portes de la Nuit », dix années plus tard, le film qui marquera la fin de leur collaboration et aussi, d’une certaine façon, le début du purgatoire pour le réalisateur. En dix ans et sept films, ces deux hommes vont écrire un chapitre capital de l’histoire du cinéma mondial.
Carné fait tourner l’élite des acteurs d’avant-guerre : Michel Simon et Louis JouvetDrôle de Drame » et son « Bizarre, bizarre, vous avez dit bizarre »), ArlettyHôtel du Nord » et son « Atmosphère ? Est-ce que j’ai une gueule d’atmosphère ? » le scénario n’étant pas dû cette fois-ci à Prévert, mais à Henri Jeanson que Carné détestait. Arrive la guerre et « Les Enfants du Paradis » (en deux parties, 1944), élu « film du siècle » en 1990. Marcel Carné, avec son acharnement habituel, mènera à bien ce stupéfiant projet mis en chantier en pleine Occupation. Sur le « Boulevard du Crime », le récit des impossibles amours de gens du théâtre et de la rue, défilent Arletty, Jean-Louis Barrault, Maria Casarès, Pierre Brasseur : « On savait qu’on faisait un grand film. Mais encore fallait-il attendre le montage. La première du film à Chaillot avait été désastreuse, une projection de mauvaise qualité qui me faisait bondir sans arrêt de la salle à la cabine. Un quart d’heure avant la fin du film, les rangs se vidaient. C’était terrible. Je n’ai réalisé que plus tard que les gens craignaient de rater le dernier métro. Je suis rentré à pied chez moi à Montmartre, seul et l’humour morose… »
Après « Les Enfants du Paradis », le tandem Carné/Prévert donne encore « Les Portes de la Nuit » qui sera un échec commercial (« Un abattoir »). La poésie des déclassés et le destin des « enfants qui s’aiment » ne sont plus de mise et Carné doit alors s’adapter à la mutation du cinéma français qui, post-néo réalisme oblige, sort des studios. Les années 50 seront des années sans éclat en dépit de l’incontestable qualité des films tournés.
Les années 60 seront fatales au « môme Carné », son surnom. Ringardisé par Truffaut et autre Godard, Marcel Carné est forcé d’entrer dans une semi-retraite dont il ne sortira plus qu’occasionnellement : « Les gens de la Nouvelle Vague sont arrivés et ont dit qu’ils voulaient nous assassiner pour prendre notre place. Il y a eu Truffaut, bien sûr, mais franchement, il n’est vraiment rien sorti de ce mouvement. Truffaut a écrit un jour que je tournais n’importe quoi. On peut tout dire de moi, mais pas ça. Et puis, on s’est réconcilié… » Mis sur la touche, Carné réussira à tourner encore un peu dans les années 70 : « La Merveilleuse Visite » (1973, dernier film « officiel ») et « La Bible » (1977), documentaire montré au festival de Cannes.

En retard de gratitude, la France se rappellera au bon souvenir de Marcel Carné et le couvrira d’honneurs et de superlatifs au début des années 90 : « Je mentirais si je disais que je n’ai pas souffert de cette situation. La France a tourné casaque à l’arrivée de la Nouvelle Vague. Les anciens, la tradition française, on était de la merde ! J’ai fait des films moins importants non pas parce que j’avais moins de talent, si tant est que j’en ai eu, mais parce qu’on ne m’en a plus donné les moyens ». Petit bonhomme rondouillard, sourd, mal en point (un problème à la jambe, une cataracte et des mauvaises grippes à répétition l’avait beaucoup affaibli) mais à la dent dure, Carné nourrissait l’ambition de revenir au cinéma et, en 1992, avait réalisé quelques séquences de « Mouche », d’après (Guy de Maupassant) « Je ne comprends pas pourquoi les choses ne se débloquent pas. Je suis solide comme un roc. Mais on se dit : il n’est plus à la page, il va nous pondre un vieux machin. Pourtant je suis suis encore dans le coup ».
Pour preuve, le vieux môme de Saint-Germain des Prés passait son temps à « zapper » sur les programmes T V, se battait pour la colorisation de ses films, citait « Léon » et « Les Nuits Fauves », et se dit près à braver quelques tabou comme l’homosexualité masculine. « Les étrangers sont beaucoup plus libres en qui ce qui concerne l’homosexualité masculine, les Américains et les Allemands surtout en France, cela reste tabou. On ne sait pas pourquoi. C’est dans la nature des choses. Je ne dis pas qu’il faut pas montrer un sexe masculin en érection. Mais, mon Dieu, si on voit deux hommes en train de s’embrasser, on ne va pas en faire un drame. Je suis très tolérant. Finalement ça doit bien marcher, les films homosexuels ». En revanche, Carné ne supportait pas la mode des Drag Queens. « Les transsexuels ? J’ai horreur de ça. On est un homme ou une femme. On peut être un homme et aimer un homme, une femme et aimer une femme, mais on reste dans son sexe ! »

Marcel Carné avait fini par digérer la mort de « Mouche » et continuait d’aimer inconditionnellement cette corporation qui l’avait récupéré in extremis après l’avoir rejetté. L’année dernière, France-Soir lui demandait encore ce qu’il souhaitait qu’on dise de lui pour la postérité : « J’ai bien vécu parce que j’étais passionné. Non. Parce que d’un esprit passionné. Non. Enfin, la passion, quoi… Même quand il y a eu des creux, je restais amoureux du cinéma ». Carné n’est-il pas l’anagrame d’écran ?


« Il m’a donné mon plus beau rôle » – MICHELE MORGAN –

par Monique Pantel

Avec « Le Quai des brumes » et sa célèbre réplique « t’as de beaux yeux tu sais », Carné en a fait une star. Michèle Morgan est triste.
« Je n’oublierai jamais Carné », dit-elle. Elle était toute jeune et presque inconnue quand Marcel Carné, grand découvreur de talents découvrit celui de Simone Roussel (vrai nom de notre Michèle). Petite orpheline noyée sous la pluie et sous le chagrin dans « Le Quai des brumes », elle prit son grand départ vers le pays des stars. Personne au monde n’oubliera ce qui est resté la réplique la plus célèbre de l’histoire du cinéma. « T’as de beaux yeux tu sais », lui disait Jean Gabin. A quoi elle répondait, « embrassez-moi ! » La réplique, le film et le petit béret de Michèle Morgan firent le tour du monde, obtenant en France le prix Louis-Delluc en 1938. Le raz de marée déclenché par le film de Marcel Carné fut si grand que l’Amérique ouvrit les bras à l’héroïne du « Quai des brumes ».
En 1940, Michèle signe un contrat avec la RKO à Hollywood. Mais, avant de partir elle tourne Remorque. Aux Etats-Unis, la petite Française aux si beaux veux bleus fut obligée comme toutes les autres stars d’apprendre à chanter et à danser. Elle joua avec Frank Sinatra une comédie musicale qui ne marqua personne et tourna avec Humphrey Bogart un film américain à la gloire de la Résistance française « Passeport to Marseille ». Déçue par cet Holl­wood qui manquait trop de poésie et de brume, la découverte de Marcel Carné rentra en France où elle fit son grand retour en jouant une aveugle dans « La Symphonie pastorale ». Michèle Morgan obtint le prix d’interprétation du premier Festival de Cannes en 1946. Mais si, à son retour, elle tourna des films péplums comme « Fabiola » et en France des histoires d’amour ardentes comme « Les Orgueilleux » avec Gérard Philipe, elle ne tourna plus jamais avec son découvreur.
Michèle, qui trouva son nom en passant devant la banque Morgan dont elle trouva la résonance jolie, n’a jamais été du genre à se laisser abattre. Celle qui, étant née un 29 février, a la chance de ne fêter son anniversaire que tous les 4 ans, a dû faire de la figuration avant de devenir vedette. Mais très vite une collaboratrice de Marc Allégret remarque les yeux bleus qui faisaient fantasmer Gabin dans « Le Quai des brumes ». Elle fut la partenaire de Raimu dans « Gribouille » d’après Marcel Achard. Mais ce n’est qu’après « Orages » — où elle jouait face à Charles Boyer — que Marcel Carné pensa à elle pour sa malheureuse petite orpheline terrorisée par son brutal tuteur Michel Simon ! Amoureuse du beau Gabin, inoubliable lui aussi en soldat déserteur, elle n’en finissait pas de pleurer sous la pluie du « Quai des brumes » Elle n’a pas oublié le petit béret et l’imperméable noir qui lui ont porté chance. Aujourd’hui, elle pleure la disparition de ce grand cinéaste qui savait si bien parler d’amour de tendresse et donner des films plus beaux que la vie.


« Mouche son dernier film inachevé »

par A.D

Il fut aussi médiatiquement annoncé que très discrètement stoppé. « Mouche », qui devait être le 24e film de Marcel Carné, n’existera donc jamais. L’adaptation cinématographique (par Didier Decoin) d’une nouvelle de Maupassant a été stoppée en 1993, au bout de quelques jours de tournage, les assurances n’ayant pas osé parier sur les capacités du réalisateur à diriger ce film. A 87 ans, ce dernier avait pourtant le bagou et la santé pour coiffer un film à grand budget : 52 millions de francs, pas moins.
L’histoire de « Mouche » (une jeune canotière tombée enceinte dont elle ne sait pas qui, de ses 5 amants, est le papa) remonte, pour Marcel Carné, aux années 30. « A l’époque, j’étais critique de cinéma. J’ai voulu faire un film, un petit, je n’avais pas d’argent, pour voir le paysage de l’autre côté de la barrière. J’ai choisi d’aller me promener sur les bords de la Marne, où j’avais vu, adolescent, les ruées du dimanche. C’est là que s’est réveillée ma tendresse pour les impressionnistes. »
Cinquante ans plus tard, le « môme » devenu octogénaire obtient, à grand-peine, l’avance sur recettes, « mais à part ça, au niveau gouvernemental : zéro », précisera-t-il. Dès lors, rien ne sera simple. Les moyens de cette production franco-germano-­italienne sont énormes (dans les studios berlinois, on reconstitue les bords de Marne grandeur nature), mais les relations avec les comédiens (Virginie Ledoyen, Wadeck Stanczak, Patrick Mille, Luca Vellini) sont complexes et même tendues. « Ce sera mon dernier film », disait-il avant même d’en commencer le tournage. Mais ce « Mouche » qui s’est aussi appelé « Le Bel Eté » restera inachevé.


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2 Responses to “France Soir – 01.11.96”

  • thierry

    Il est regrettable que ce film n’ait pu voir le jour. Son adaptation de la nouvelle de Maupassant laissait augurer un film de grande qualité (plans ressemblant à des peintures impressionnistes) avec le retour en grand second rôle de Roland Lesaffre, oublié injustement ces dernières années.

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