Articles écrits sur Marcel Carné

1968 – Jean Mitry – La Naissance d’un Cinéaste (Avant-Scene)

 

Jean Mitry – La Naissance d’un Cinéaste

Cet article a été reproduit dans le numéro double de l’Avant-Scène Cinéma consacré à Nogent, Eldorado du Dimanche (1929) et aux Jeunes Loups (1968).

Article de Jean Mitry paru dans l’Avant-Scène Cinéma – mai 1968 (n° 81) –

II fut un temps où Marcel Carné appartenait à la « nouvelle vague » tant il est vrai que cette vague n’a jamais été que celle des nouvelles générations, lesquelles, tous les vingt ans, apportent avec leur jeunesse une vision nouvelle du monde et des choses, une façon nouvelle de dire, et bouleversent les tabous, c’est-à-dire des méthodes dont à force d’habitude on a cru faire des règles alors que ce ne sont que des scléroses.

J’ai connu Marcel Carné en 1928. Jeune journaliste, je brisais des lances dans les colonnes de Ciné pour tous, de Cinéa, de Théâtre et Comédia illustrée, après avoir été quelque temps chef de publicité d’une petite firme, la Société des Films Erka (qui éditait alors la production Goldwyn) et dont l’opérateur-projectionniste’ n’était autre que Pierre Prévert
Marcel Carné venait de remporter brillamment le premier prix d’un concours de critique ouvert par Cinémagazine — avec, si mes souvenirs sont exacts, une étude sur La Foule, de King Vidor. Très vite il devint un des collaborateurs attitrés de la revue dont il fut bientôt secrétaire de rédaction. Naturellement, son ambition, comme la nôtre à tous, était de faire des films.

Avec ceux qui appartinrent comme lui à cette « nouvelle vague » de 1929 — Michel Gorel, Pierre Chenal, Georges Lacombe, Jean Dréville, Eugène Deslaw, Jean Vigo, Jean Lods, nous nous retrouvions au Dôme ou à la Coupole et, nous tenant pas du tout pour une « nouvelle vague » mais pour une « avant garde » (seuls les mots changent…) nous n’avions que sarcasmes pour l’oeuvre des anciens, pour les films de Feuillade, Léonce Perret, Henri Fescourt, Luitz Morat, que, fort curieusement, nous admirons aujourd’hui et que nous balancions alors aux vieilles lunes…

Déjà Jean Vigo nous avait quittés pour s’installer à Nice. Il y tournait A propos de Nice et nous envoyait des informations sur son travail. Deslaw, ayant récolté quelques chutes de pellicule vierge auprès d’amis opérateurs, profitait de la Foire de Paris pour enregistrer La Marche des Machines. Lacombe assistait je ne sais plus qui et, grâce à l’amicale sympathie de Julien Duvivier qui nous avait donné quelques boites de pellicule, Chenal et moi entreprenions Paris Cinéma, un documentaire sur le tournage des films, tandis que Jean Dreville, alors assistant de Marcel L’Herbier, filmait, lui, Autour de l’Argent.

Carné assistait Jacques Feyder pour Les Nouveaux Messieurs. Un jour, il arriva parmi nous, encore tout ébloui de la bonne surprise qu’il comptait nous faire : « Ça y est, dit-il en substance, grâce à Feyder et à Françoise Rosay, j’ai une caméra, de la pellicule et quelques sous… J’ai l’intention de faire un documentaire sur Nogent ; je profiterai de mes dimanches pour tourner là bas dans les guinguettes. Je veux faire un film sans histoire, enregistrer de la « vie vraie », du « réel authentique »… Six mois plus tard, il nous conviait aux Ursulines. Nogent, Eldorado du Dimanche y faisait ses débuts devant un public attentif et charmé. Un nouveau cinéaste était né…

Après avoir longtemps travaillé avec Feyder, avec René Clair, Marcel Carné évolua. Son regard jeté sur le monde « vrai » devint de plus en plus subjectif, son « réalisme » de plus en plus interprété. Influencé par l’expressionnisme, par une littérature toute entière orientée vers ce qu’on gratifia « réalisme poétique » à la suite de Marcel Aymé et de Jacques Prévert, son univers devint un monde théorique singulièrement riche en qualités plastiques, en images savamment composées.

Je n’ai pas ici à faire état de son oeuvre. Elle est universellement connue. Pour l’instant elle jouit — si l’on peut dire — d’une totale défaveur. Comme lui, comme nous hier, les jeunes d’aujourd’hui bousculent le pot de fleurs et l’envoient sur les roses. Mais que Carné ne s’inquiète pas. Comme nous avons redécouvert Feuillade après avoir jeté Fantomas aux orties, on redécouvrira bientôt les charmes d’un univers insolite dont il fut, en France, le principal représentant. Et déjà Nogent Eldorado du Dimanche montre le chemin…

 

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