Articles écrits sur Marcel Carné

1947 – Gros Plan de Jacques Tournier (Bulletin de l’Idhec)

 

Gros Plans – Marcel Carné –

Bulletin de l’I.D.H.E.C – janvier/février 1947 – n°7

De mai 1946 à janvier 1948, l’Institut des Hautes Etudes Cinématographiques (I.D.H.E.C) a publié 10 numéros très recherché maintenant. Cette école de cinéma, fondé en 1942 à Paris, a été notamment dirigé par Marcel L’Herbier puis par Louis Daquin. L’écrivain Jacques Tournier, traducteur de Carson McCullers et Francis Scott Fitzgerald, était le secrétaire de rédaction du bulletin de l’école, aux collaborateurs prestigieux comme Jean Cocteau, Edwige Feuillère ou bien Pierre Leprohon.

Jacques Tournier est le premier à avoir mis en valeur le parallèle entre Nogent, le premier court-métrage de Carné, et les films qui suivirent par rapport aux détails. Il souligne en effet l’importance des détails dans les films de Carné et on se souvient que Carné passait pour être un grand maniaque auprès de ses décorateurs et accessoiristes. Il relève également que dans les films de Carné rien n’est laissé au hasard d’où son caractère perfectionniste qui lui a si souvent joué des tours.
Ainsi, Marcel Carné est bel et bien un auteur, n’en déplaise à certains.

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GROS PLANS : MARCEL CARNE

Un aveugle et son orgue de Barbarie, deux amoureux dans un champ, l’accordéoniste sur une table de café avec les couples autour de lui qui valsent et les garçons qui font tourner leurs plateaux couverts de bouteilles, la Seine et ses pêcheurs, et la petit ouvrière qui retourne le soir venu vers la ville, avec ses souvenirs de friture, de musique, de bière, et du beau garçon qu’elle n’a pas rencontré : Nogent, Eldorado du dimanche. 1929. Marcel CARNÉ n’est encore qu’un amateur. Sa petite caméra suspendue à l’épaule, et suivi d’un ami qui porte le pied, il prend le train de banlieue, se promène lentement sur les berges du fleuve, entre dans les guinguettes, tourne tout ce qu’il voit, puis rentre le soir venu à Paris, derrière la petite ouvrière, pour faire développer les scènes enregistrées. Le petit film sans importance, présenté au Vieux-Colombier rencontre un succès inattendu parce qu’il rompt avec les recherches esthétiques des auteurs d’« avant-garde » et retrouve simplement la réalité des objets, des ronds de bière sur la table, des visages sans faux cils, de la vraie lumière et de la vraie pluie. C’était la vie brusquement apparue, la simple vie de tout le monde, reconstituée à partir d’éléments si justement choisis et présentés qu’ils dessinent sans en avoir l’air le visage même de la Poésie.

L’amateur grandit et fait ses classes. D’excellents professeurs le dirigent : Jacques FEYDER, René CLAIR. Il passe un jour son baccalauréat cinématographique : Jenny. C’est un devoir de concours général. Mais au milieu de ces fausses automobiles, de ces fausses passions, de ces fausses larmes, deux cafés-crèmes sur une table de bistro, près d’un canal que l’aube éclaire lentement, la fumée d’un train sous un pont métallique, font naître la même émotion naïve et simple, la même poésie des objets réels, de la vie de tout le monde. Et, plus tard, bien plus qu’au dialogue d’Henri JEANSON, c’est à mille détails parfaitement observés qu’Hôtel du Nord doit de vivre aussi intensément : à ces brocs d’eau dans les couloirs, à cette rampe d’escalier, à ces bouteilles derrière le comptoir, à cette foule de plâtriers et de maçons qui viennent y déjeuner chaque jour, à ce gâteau de première communion qui fait le tour de la table, monte les étages et découvre la chambre de M. EDMOND.

La caméra ne se porte plus sur l’épaule. Et ce n’est plus un ami bénévole, mais toute une équipe de techniciens habiles qui aident maintenant Marcel CARNÉ à réaliser ses films. Il n’y a plus besoin de prendre le train pour Nogent. On reconstruit au studio, la Seine, les rues, les becs de gaz, les stations de métro. Les producteurs ont confiance, les films rapportent. Mais le patient et silencieux travail de l’amateur cinéaste ne reste pas inutile. C’est sur les routes du dimanche, derrière sa caméra portative qu’il a découvert l’une après l’autre les lois essentielles du langage cinématographique. C’est en imaginant, tournant et montant lui-même ses petites bandes sans prétention qu’il a fait son véritable apprentissage : de là date son incontestable « métier ». Ce n’est pas seulement une habileté mais une véritable science d’artisan, une science solide,profonde, pratiquement infaillible, qui se joue de toutes les difficultés, contourne tous les obstacles, triomphe sans cesse. Il suffit d’ouvrir le « découpage » d’un des films de ce maître-artisan pour comprendre aussitôt ce qui en fait la force : rien n’est laissé au hasard ou improvisé. Les plans sont prévus dans les moindres détails. Tout est déjà sur le papier : décors, jeu des acteurs, intonation de leur voix, lumières, rythme, montage, son. C’est l’architecte qui a fait d’avance tous ses calculs, prévu les équilibres, les points d’appui, les résistances. C’est l’ébéniste qui construit la table la plus parfaite, aux quatre pieds égaux, exactement chevillés et vissés, la table la plus apte à remplir son office de table.

Et quelqu’un sans attendre bondit sur cette table, la transforme en table anglaise ou médiévale, en table de café ou d’échecs, en théâtre de mime ou de marionnettes. Elle résiste à tout. Pour l’éprouver au maximum, il monte dessus et harangue la foule, expose ses idées sociales, religieuses et philosophiques. Ce quelqu’un est aussi un poète, mais romantique, donc révolté, donc idéaliste. Il invente des mythes, jette des anathèmes, juge et condamne. La table ne plie touiours pas. Elle devient alors tribune.

Il se trouve, par miracle, que les images de Nogent viennent d’elles-mêmes illustrer les revendications de l’orateur. La petite ouvrière et le couple d’amoureux, les danseurs de la guinguette font partie d’une foule humble et silencieuse, sans grands bonheurs ni grandes souffrances, facilement noyée dans le brouillard et la fumée des locomotives. Il suffit de choisir parmi ce monde qui ne possède ni héros, ni saint, ni révolté, ceux-là mêmes qui en seront les héros, les saints et les révoltés — de les sortir de la foule anonyme, d’accentuer leurs gestes, leurs visages, leurs paroles — de les mêler à des aventures plus graves que les rencontres de hasard et les baisers perdus — de les rendre inquiets, amers, bons ou méchants — de leur inventer des complexes, des problèmes, des revendications. Ils deviennent alors symboles, se font pour un temps champions de tous les autres. Et la foule derrière eux demeure présente comme une toile de fond. Elle soutient les drames inventés par le poète révolutionnaire, lui offre cette « soupe de vie » dont parle Giono. La trame du canevas reste la même, mais le dessin s’affermit. Un trait plus noir le cerne. Puis les héros d’une heure, après avoir crié et souffert, s’en vont retrouver leurs semblables, perdent peu à peu leur voix et leur visage, reprennent leur masque anonyme.

D’autres scénaristes, après Jacques PRÉVERT, feront peut-être équipe un jour ou l’autre avec Marcel CARNÉ. Il mettra à leur service son étonnante maîtrise et son impeccable technique, mais se réservera la possibilité de placer, quelque part, dans un coin où nul n’aura le droit de les déranger, et où ils seront enfermés dans leurs décors immuables, la petite ouvrière sur sa route et le joueur d’accordéon.

J. T.

 

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