Articles écrits par Marcel Carné

14.05.80 « discours à l’Académie des Beaux-Arts »

 

Discours prononcé par Marcel Carné à l’Académie des Beaux-Arts le 14 mai 1980

Vous pouvez lire par ce lien direct le discours d’accueil de M.Germain Bazin, membre de la section des Membres Libres, qu’il a lu avant celui de Marcel Carné.

Signalons que c’est le cinéaste Roman Polanski qui a succédé à Marcel Carné à l’Académie des Beaux-Arts à la mort de celui-ci.
Vous pouvez lire son discours en ligne sur le site de l’Académie des Beaux-Arts ici (15 décembre 1999).

INSTITUT DE FRANCE
ACADÉMIE DES BEAUX-ARTS

Notice sur la vie et les travaux du COMTE ARNAULD DORIA (1890-1977)

par M. MARCEL CARNÉ

lu à l’occasion de son installation comme membre de la section des Membres Libres.

 

SÉANCE DU MERCREDI 14 MAI 1980

Monsieur le Président, Messieurs,

Les paroles plus qu’élogieuses à mon endroit que vous venez d’entendre ajoutent encore, s’il était possible, à ma confusion et, pourquoi ne pas le dire, à mon émotion.
C’est que je ne suis pas l’homme des longs discours. Le métier que j’exerce requiert un langage concis et clair et non de longues explications. S’il m’arrive parfois de le regretter, c’est pour me souvenir fort opportunément qu’un certain Empereur des Français avouait sa préférence pour le dessin sur la littérature…
Hélas, je ne suis pas davantage dessinateur, et d’ailleurs ce n’est pas un court croquis que vous attendez de moi, mais un discours qui soit suffisamment long comme le veut la tradition, mais qui — tout de même — ne le soit pas trop…
Il me faut tout d’abord m’excuser auprès de vous pour avoir préféré à la solennité d’une réception officielle un cadre plus intime et je veux croire plus cordial : celui de nos réunions de travail.

Parisien de naissance, donc badaud par principe et par tradition, tout spectacle de quelque ordre que ce soit me trouve au premier rang de la foule extasiée. Par contre, j’avoue être mal à l’aise — et c’est peu dire — rien qu’à l’idée de participer audit spectacle, et à plus forte raison d’en être le point de mire… Je n’en veux pour preuve le fait que j’ai choisi, à l’origine, d’être derrière la caméra et non devant…
Telle était — du moins, le croyais-je — la raison de l’attitude que j’ai cru devoir adopter lorsque l’un de vos collègues, particulièrement tenace et entreprenant, me fit le grand honneur de me pressentir afin de siéger parmi vous.
Par la suite un article paru dans un quotidien, intitulé « Carné coquet », et qui relatait la chose, croyait pouvoir conclure par cette affirmation : « Le cinéaste estime que le vert n’avantage pas son tour de taille… » On le devine, cette révélation a jeté un grand trouble dans mon esprit. Des deux raisons, laquelle est la bonne ? Là est la question, comme je crois l’avoir entendu quelque part…
Soyons sérieux : on me dit que ma décision risque de choquer certains. Si cela était, vous m’en verriez sincèrement navré. Et tout aussi sincèrement, je vous demanderais de vouloir bien m’en excuser.
Je le déplorerais d’autant plus qu’en m’accueillant parmi vous, je ne me dissimule pas que vous avez fait preuve d’un libéralisme qui vous fait honneur. En effet, vous n’avez pas craint de faire appel à un homme qui n’est pas un grand clerc et qui, comme on dit, n’a pas fait ses universités. « Perdu dans la foule obscure », tout comme le héros du Barbier de Séville, ce qu’il sait il le doit au quotidien de la vie.
Et également — dès son plus jeune âge — à sa fureur de lire. Tout d’abord, le meilleur et le pire. Le bon choix n’est venu qu’ensuite. Pour qualifier un tel homme, la langue française a choisi un mot barbare. Un de ses plus malsonnants. Un mot qui écorche les lèvres de celui qui le prononce et irrite les oreilles de qui l’entend : le mot « autodidacte ». Fils d’un modeste ébéniste, j’avoue que je suis un de ceux-là.

Toutefois, je ne me dissimule aucunement que je ne suis pas le premier dans ce cas à qui l’Institut de France ait fait appel. L’Académie française accueillant en son sein Jean Guehenno n’ignorait certainement pas qu’il était fils de sabotier.
J’ai dans mes relations un ami, enfant naturel de modeste condition, qui dans sa jeunesse caressait un rêve singulier : il voulait être acteur à la Comédie-Française… A l’époque où tout jeune — garçon et fille — que la nature n’avait pas trop désavantagé parlait de devenir « vedette de cinéma », on relèvera pour le moins son désintéressement. Il suivait avec assiduité le cours de Maurice Escande, et celui-ci m’avait dit l’estimer fort pour son acharnement au travail, même si, récitant Mithridate, il se prenait quelque peu les pieds dans les vers de Racine. Il est vrai que ce ne sont pas les meilleurs que celui-ci ait écrits. Cependant sa présence au cours scandalisait un autre professeur, une respectable sociétaire de cette même Comédie-Française qui avait, entre autres, la particularité, au milieu du XX° siècle, de s’habiller à la façon du XIX°. On voit par là combien elle vivait avec son temps… Bref, cette respectable personne ne pouvait supporter la présence au cours de mon ami.
Un enfant du peuple dans la Maison de Molière ! s’indignait-elle jusqu’à la suffocation…
Si elle l’ignorait, on aurait pu lui apprendre que l’auteur du Misanthrope était lui-même fils de tapissier, et que le fait que ce soit celui du roi ne changeait rien à l’affaire.
Dut-elle se retourner dans sa tombe, grâce à vous, Messieurs, un autre enfant du peuple est accueilli aujourd’hui à l’Institut de France… On le voit, Michelet avait raison qui prétendait que l’Histoire est un perpétuel recommencement…

Certes, je n’aurai garde d’oublier qu’en m’appelant à siéger parmi vous et à participer à vos travaux, c’est le cinéma français tout entier que vous avez voulu honorer en ma personne. Cependant je ne peux qu’être sensible au fait que vous m’ayez personnellement choisi pour le représenter.
Mais peut-être ignoriez-vous que, tout jeune, à l’âge où l’irrévérence tient lieu de ligne de conduite, j’ai commis un crime de lèse-majesté dont je ne peux que rougir, précisément à l’heure présente…

Alors critique dans un journal de la profession, je réalisais à l’occasion des courts films de publicité à l’image de ceux que l’on voit aujourd’hui à profusion dans les salles. Le producteur en était Charles Peignot, éditeur d’une merveilleuse revue : Arts et Métiers graphiques, dont quelques-uns d’entre vous ont peut-être conservé le souvenir. Jean Aurenche, devenu par la suite un des tout premiers scénaristes du cinéma français — on lui doit, entre autres, l’adaptation cinématographique du Diable au Corps — en écrivait les thèmes. C’est ainsi qu’un marchand de meubles fort connu commanda à Charles Peignot un film appelé à faire valoir sa marque. Aussi impertinent que moi-même à l’époque, Aurenche visa haut. J’ose à peine le dire, le film s’appelait : Une Election à l’Académie!… On y voyait un Académicien, de belle prestance dans son habit de bonne coupe — nous n’osâmes tout de même pas nous attaquer à cela! — sortir en courant de l’Institut, poursuivi par un huissier qui s’égosillait à lui crier :
Maître, Maître… Revenez, on vous attend!
A la fin, essoufflé, l’Académicien s’arrêtait, se tournait vers l’huissier et, avec une indignation de grand seigneur, s’exclamait :
On m’avait promis un fauteuil à l’Académie, mais je croyais que c’était un fauteuil Lévitan!…
Eh! oui, voilà, messieurs, l’homme que vous avez appelé à siéger parmi vous !
Cependant, laissez-moi vous rassurer : la morale eut le dernier mot. La Société Pathé qui devait projeter le film le jugea, avec raison, irrévérencieux et le refusa. Ne vous inquiétez pas davantage pour le présent : avant d’occuper le fauteuil que votre bienveillance m’a généreusement octroyé, je ne me suis nullement préoccupé de connaître la marque de son fabricant…

Mais si l’impertinence a disparu en même temps que les jeunes années, elle n’en a pas moins existé. Et ce rappel d’un passé, même défunt, me fait craindre que vous n’en mesuriez que mieux le fossé impressionnant qui me sépare de mon illustre prédécesseur, le comte Arnauld Doria.
La famille de celui-ci n’a-t-elle pas donné à la ville de Gênes — déjà fort riche en ce domaine — plusieurs amiraux et hommes de gouvernement? Et lorsqu’elle essaimera en France, ne continuera-t-elle pas de compter en son sein de nouveaux amiraux et — je veux croire dans le seul souci d’un rigoureux équilibre social — quelques corsaires également? Je me suis même laissé dire — mais je vous annonce le fait sans le prendre à ma charge — que la statue grandeur nature d’un de ses ancêtres — est-ce un amiral, est-ce un corsaire, je ne saurais le dire — figurait, nue, dans un palazzo d’Italie…

 

(…)
On le voit, j’avais raison de dire que tout me sépare de mon illustre prédécesseur.
Et ce n’est pas la moindre ironie du sort si, comme je le crois, j’ai le coeur plutôt à gauche et suis ennemi de la violence quelle qu’elle soit, j’occupe aujourd’hui le fauteuil d’un représentant de la noblesse, de surcroît foudre de guerre, avant de se consacrer — ô paradoxe — à la peinture aimable de l’Aristocratie et de la Grande Bourgeoisie du XVIIIe siècle…
Ainsi donc, grâce à vous, Messieurs, le cinéma, et plus particulièrement le cinéma français, fait aujourd’hui son entrée en ce haut lieu en ma modeste personne.
Ce cinéma français qui, quoique dernier né de tous les autres Arts va, en un peu moins d’un siècle, apporter au monde dans ses manifestations les plus valables un certain visage de notre culture, de notre passé et de notre esprit au même titre que ses devanciers. Il y a pourtant entre ceux-ci et le petit dernier, encore vacillant parfois sur ses jambes mal assurées, une différence capitale…

Contrairement à ses illustres prédécesseurs, l’Art cinématographique n’a jamais réussi à se débarrasser du joug que l’argent a toujours fait peser sur lui. Et il est à redouter que, s’il y parvenait un jour – ce dont je doute – ce soit à la faveur d’un bouleversement social engendrant un cinéma d’Etat — remède à mes yeux pire que le mal…
Pour oeuvrer valablement, l’auteur d’un film est contraint de faire appel à des moyens financiers toujours importants, souvent considérables. L’insupportable est que ceux qui lui fournissent lesdits moyens entendent intervenir dans le travail d’exécution ; aussi bien dans l’élaboration de l’oeuvre que dans sa réalisation et sa finition. Combien de fois au cours de telles discussions, m’est-il arrivé d’envier la liberté de création d’un romancier devant sa page blanche, ou celle du peintre face à sa toile encore vierge!… Certes, et je ne le nie pas, la commande existe également dans le domaine de la peinture et de la musique, et davantage encore dans celui de l’architecture, laquelle, ainsi que le cinéma, exige des moyens matériels importants. Cependant je doute que, la commande passée, le financier exerce un contrôle permanent et intervienne à tout instant au cours de l’exécution de oeuvrer. Au cinéma, si.

Mais procédons par ordre et voyons tout d’abord de quelle manière est choisi un sujet de film.
Comme on le sait, les sources d’inspiration sont diverses : scénario conçu spécialement pour l’écran, roman ou pièce de théâtre, fait-divers pris dans la réalité ou lu dans un journal. Voire oeuvre chorégraphique, comme ce fut le cas pour mon film Les Portes de la Nuit, inspiré d’un ballet de Prévert et Kosma : Le Rendez-vous.
Par contre ce que l’on sait moins, c’est que le choix du sujet peut être le fait non seulement du réalisateur, mais également celui du producteur lui-même. On le devine, une recherche de la qualité guide le premier, alors que ce qui importe au second c’est le profit et lui seul.
Cependant oublions le cas où le sujet est imposé au réalisateur qui, l’ayant accepté, devient par la force des choses une sorte de tâcheron — exécutant ce que lui dit le producteur et se souciant peu de faire oeuvre personnelle — pour examiner l’éventualité où le sujet proposé par le réalisateur l’emporte. On pourrait croire que celui-ci, ayant fait admettre son choix, va être libre d’oeuvrer suivant son inspiration… Ce serait mal connaître la disposition d’esprit du producteur qui exigera un certain nombre de modifications. Les unes ayant pour cause des goûts qui lui sont personnels; les autres, les plus nombreuses, portant sur le coût du film.
J’ai parlé des moyens matériels souvent considérables, qu’on en juge :

Une oeuvre des plus modestes exige de nos jours un apport financier d’environ deux à trois millions de nos francs actuels. Et c’est par dizaines de millions qu’il faudra compter pour réaliser une oeuvre d’envergure. Pour ne citer qu’un exemple — je m’excuse qu’il me soit personnel — s’il me fallait réaliser aujourd’hui Les Enfants du Paradis, c’est quatre milliards d’anciens francs qu’il faudrait envisager pour sa réalisation, et sans doute davantage…
Or, en dehors de la puissante Société Gaumont, aucune Maison française de Production ne dispose de moyens financiers aussi importants. C’est alors que va intervenir un second personnage, peut-être encore plus redoutable que le premier en ce sens que, lui, entend ne prendre aucun risque — je dis bien aucun — sur ce qu’il appelle « l’opération ». C’est le distributeur qui, comme son nom l’indique, a pour objet de distribuer le film dans le circuit de salles qu’il possède ou sur lesquelles il s’est assuré un contrôle absolu. Si le genre du film l’intéresse, il va apporter au producteur l’argent dont celui-ci a besoin pour compléter son financement sous forme de traites, facilement escomptables compte tenu du capital que représente les salles qu’il possède. Se plaçant sur le seul plan commercial, ou qu’il croit tel, il entend imposer ses vues aussi bien dans l’élaboration du scénario que dans le choix des artistes. C’est ainsi que, neuf fois sur dix, il refusera dédaigneusement un film sans vedette…
Une seule alternative s’offre alors au réalisateur : se soumettre ou se démettre. Refuser d’accéder aux désirs du personnage — et le mot « désirs » on le comprend est un euphorisme fleuri — c’est se priver de son concours indispensable. Il n’existe en effet sur le marché du film que trois distributeurs d’importance. Or, ceux-ci ont partie liée et exercent un véritable monopole de fait. Autant dire que c’est renoncer par là même au film envisagé.
Certains, de plus en plus rares, il faut bien l’avouer, s’insurgent, tentent de sauver ce qui peut l’être; d’autres s’inclinent, parfois la rage au coeur, ne serait-ce que pour la raison très simple qu’un contrat les lie au producteur, qu’ils ne peuvent légalement se soustraire aux accords passés et reculent à l’idée d’un procès à l’issue douteuse… Cependant acceptons là encore que l’accord se fasse entre le cinéaste, le producteur et le distributeur, tant en ce qui concerne le sujet que le choix des principaux acteurs. La préparation technique du filin peut alors commencer.

La période qui suit va montrer toute la complexité du métier de réalisateur; ainsi que l’étendue des connaissances qui doivent être les siennes.
Même s’il en est l’inspirateur, un film n’est pas seulement l’oeuvre d’un homme. Aux côtés d’acteurs plus ou moins nombreux, il lui faut s’entourer d’une équipe de techniciens et d’ouvriers qualifiés. Il se trouve à cet instant précis dans la situation d’un chef d’orchestre qui serait appelé à choisir, un à un, les exécutants de la formation qu’il est appelé à diriger. Suivant l’importance du film entrepris leur nombre variera de trente à quarante, pour dépasser largement la centaine s’il s’agit d’un film à grand spectacle, par exemple. Aucune erreur, sans conséquences graves, ne lui est permise, y compris dans des choix qu’on pourrait croire subalternes.
Si je ne craignais d’abuser, il me serait facile de démontrer qu’une erreur dans la désignation d’un obscur accessoiriste peut avoir des conséquences redoutables. J’en ai été personnellement l’auteur et la victime. Or, le croirait-on, c’est ce moment, périlleux entre tous, que choisit le producteur pour intervenir plus particulièrement et tenter d’imposer ses choix personnels. Sous les prétextes les plus divers, il discute un à un les noms qui lui sont soumis, qualités professionnelles discutables, exigences financières exagérées, voire affiliation syndicale…

Enfin, au terme de discussions parfois orageuses, voilà le réalisateur, tous obstacles franchis, à la veille du tournage. Le travail qui l’attend devenant plus personnel, va-t-il pour autant être libre d’oeuvrer au gré de son inspiration ?
Ce serait mal connaître l’état d’esprit du producteur qui l’a engagé.
Le fait est à peine pensable. Il a misé, on l’a vu, des sommes considérables sur le talent, l’intelligence et le savoir-faire d’un homme qu’il a choisi dans un but précis. Or, paradoxalement, cet homme ne lui inspire qu’une confiance toute relative… Le propriétaire d’une écurie de courses qui ferait courir un cheval et demanderait à son jockey de retenir l’animal par la bride durant la course serait traité de fou. C’est l’asile qui le guetterait… Et pourtant au cinéma, c’est quelque chose de comparable qui se produit… De crainte que ses occupations extérieures ne relâchent la surveillance constante qu’il entend exercer sur la marche du travail, le producteur a engagé un homme à lui, chargé à tout moment de défendre ses soi-disant intérêts. Non seulement celui-ci doit s’opposer avec la plus vive énergie aux « caprices », ou prétendus tels, du réalisateur, mais encore il doit veiller à la stricte application du plan de travail imposé. Prend-on une heure de retard, résultant d’un incident fortuit ou d’une difficulté imprévue dans la prise de vues, le directeur de production n’aura de cesse que celle-ci soit récupérée dans les jours qui suivent. Il n’est pas exagéré de dire qu’à l’exemple des courses cyclistes, la réalisation d’un film est la plupart du temps « une course contre la montre ». Parfois même, le directeur de production n’hésite pas à intervenir brutalement dans le travail de création. Citerai-je un exemple ?
La brume artificielle de mon film Le Quai des Brumes était obtenue grâce à une machine qui produisait une fumée se diluant uniformément dans le décor. Or, chaque prise de vue voyait le directeur de production bondir du fauteuil qu’il occupait en permanence sur le plateau. A l’entendre, la fumée était trop abondante : elle cachait le décor qui coûtait si cher au producteur! C’était, chaque fois, des discussions sans fin et une perte de temps qu’il fallait naturellement rattraper les jours suivants…

Cependant, tant que durent les prises de vues, le réalisateur demeure dans une certaine mesure libre d’oeuvrer comme il l’entend. Soit en opposant une certaine force d’inertie, soit en rusant — profitant en cela de la supériorité que lui confère la connaissance de son métier — soit, enfin, en acceptant le combat au grand jour… Il en va malheureusement tout autrement quand la pellicule impressionnée repose dans une cinquantaine de boîtes métalliques sur les rayons d’une salle de montage. C’est alors que le film va prendre vie avec l’assemblage des scènes tournées, non dans un ordre chronologique, mais au contraire dans un désordre ayant pour cause certaines nécessités de la prise de vue. Par exemple, l’obligation de réaliser à la suite les unes des autres, sans interruption, toutes les scènes se déroulant dans un même décor. Ce qui n’est encore qu’un puzzle désordonné va connaître rythme, équilibre et mesure. Mais c’est aussi l’instant où le réalisateur risque d’être dépossédé de son oeuvre, et où le profane peut le plus facilement intervenir et dicter ses ordres.
Un exemple, à nouveau pris dans Le Quai des Brumes, me fera plus facilement comprendre.
Si on a vu le film, peut-être se souvient-on de la scène où Jean Gabin, saisi d’une véritable folie meurtrière, frappe à coups redoublés Michel Simon à l’aide d’une brique ramassée à terre. Or, le producteur — présent en permanence au montage — exigeait qu’un seul coup de brique fût asséné à ce dernier!… J’objectai le comique de la scène, invoquant les comédies burlesques d’avant-guerre et les premiers films de Charlie Chaplin.
Mettons-en deux…, voulut bien m’accorder dans un premier temps le producteur.
On le devine, je ne restai pas sur cette victoire qui, pour moi, n’en était pas une…
Durant les jours qui suivirent, je n’eus de cesse de harceler mon opposant, tant et si bien que, de guerre lasse, j’obtins, je crois, que huit ou neuf coups de brique fussent assénés au pauvre Michel Simon, mais surtout que la scène acquiert ainsi la violence que j’entendais lui donner… Or un tel incident, dont le grotesque n’échappera à personne, est loin d’être exceptionnel…

Le fait de parler de coupures m’amène tout naturellement à évoquer la censure officielle, laquelle ne fait que coiffer une multitude d’autres, dont la censure municipale — le maire de chaque commune possédant le droit d’interdire à tout moment un film, sous le fallacieux prétexte d’une cause possible de troubles sur l’étendue du territoire qu’il administre.
C’est ainsi que mon film Les Tricheurs, autorisé par la censure officielle pour tous les publics, fut interdit dans certaines villes de province, dont Nice, aux moins de dix-huit ans. Désireux de voir le film dont ils s’estimaient spoliés, ceux-ci se rendirent en masse à Cannes où le film était projeté librement… Le même incident devait se reproduire à Genève. Devant l’interdiction, cette fois totale du film, les Genevois affluèrent par cars spéciaux à Lausanne où la projection ne subissait aucune contrainte.

Dussé-je abuser de votre patience, il me faut parler également d’une autre commission — encore une — dite de « pré-censure ».
Comme son nom le laisse supposer, elle s’exerce sur la lecture du scénario ou de son résumé.
Et puisque j’ai cité Le Quai des Brumes à deux reprises, achevons avec lui.
Lorsque l’adaptation pour l’écran du roman de Pierre Mac-Orlan lui fut soumise, le représentant du Ministère de la Guerre n’émit un avis favorable qu’à la condition formelle — je cite sa lettre — « que le mot  » déserteur  » ne soit jamais prononcé, que le soldat n’ait pas l’air d’un mauvais garçon et que, lorsqu’il se débarrasse de ses effets militaires il ne les jette pas dans un coin mais les plie soigneusement et les pose sur une chaise… ». Inutile de dire que — vêtements soigneusement pliés ou pas — cela ne trompa personne…

Le croirait-on, l’argent qui se montre par ailleurs arrogant jusqu’au despotisme, n’est parfois qu’une fiction soigneusement entretenue… Un exemple encore. Je réalisais un film pour lequel, comme aurait dit mon illustre prédécesseur, « l’intendance ne suivait pas toujours… ». La semaine de tournage touche à sa fin. Le directeur de production rappelle justement au producteur qui semble l’oublier, la nécessité de retirer à la banque l’argent pour la paie de l’équipe. Puis il ajoute :
– « Nous sommes vendredi, le lendemain la banque étant fermée, il serait difficile d’obtenir l’argent nécessaire… »
C’est alors qu’il s’attire cette réponse qui en dit long :
Si vous croyez que c’est plus facile quand la banque est ouverte !…
Cela explique le nombre énorme des films dont la réalisation est brusquement interrompue sans espoir réel de reprise ultérieure. D’autres, plus nombreux encore, ne dépassant pas le stade de l’écriture du scénario.

J’ai connu pour ma part un nombre important de projets avortés.
Le malheur voulait que ce soit chaque fois une entreprise ambitieuse : un Candide, où Louis Jouvet aurait été Panglos et Gérard Philippe Candide; une Vie de Vautrin, adaptée des quatre romans de Balzac où il y est présent; un film sur Diagilev et les Ballets Russes; un autre sur le mouvement surréaliste, d’après Les Pieds dans le Plat, de René Crevel; beaucoup d’autres encore… On m’excusera si j’ai l’immodestie de croire qu’ils eussent peut-être figuré parmi les oeuvres les plus marquantes de ma carrière…

Pourquoi, me dira-t-on, plutôt que de nous entretenir du cinéma moyen d’expression universel, dernier-né de tous les Arts et qui fait appel à certains d’entre eux : littérature, peinture, musique –un film n’est-il pas construit comme une symphonie avec des mouvements comparables à celle-ci — pourquoi avoir choisi un ton qui relève davantage de la communication que d’un discours d’Installation ?
Je ne pense pas commettre d’indiscrétion en avouant que la raison m’en a été fournie par un de nos collègues qui, ayant lu le livre de souvenirs que j’ai eu l’audace de commettre, m’a avoué avoir ignoré jusqu’à cet instant les difficultés de tous ordres auxquels se heurte l’auteur d’un film. L’accumulation de celles-ci avait été pour lui une révélation. D’où la pensée qu’il n’était peut-être pas négligeable de m’élever contre la main-mise de l’argent sur la Création cinématographique, en ce lieu où d’ordinaire souffle l’Esprit.
Ayant écrit une longue dissertation sur l’Art cinématographique, André Malraux concluait par ces mots : « Par ailleurs, le cinéma est une industrie… » On ne saurait résumer en moins de mots le combat qui fut toujours celui de la Création cinématographique contre l’Argent-Roi…
Je m’en voudrais cependant de généraliser. Il existe heureusement des exceptions.
Le Président Paul-Louis Weiller vous a dit sa participation financière à mon film Drôle de Drame. Je tiens à dire qu’il se montra si effacé, si discret, totalement invisible même durant sa réalisation, que je devais ignorer jusqu’à ces dernières années la part primordiale qu’il avait prise dans ce film, dangereusement audacieux pour l’époque mais encore projeté de nos jours, quarante ans après sa réalisation. Je suis heureux que l’occasion me soit offerte aujourd’hui de rendre publiquement hommage à son désintéressement, ainsi qu’à son audace qui, à ce moment-là, frisait la témérité. Mais force m’est d’avouer qu’il s’agit d’un cas unique dans toute ma carrière.

J’ai réalisé vingt-trois films.
Combien de fois ai-je bénéficié, je ne dirai pas d’une liberté totale, mais relative ? Je n’oserais le dire avec certitude…
Les réalisateurs américains eux-mêmes — et cela malgré les débouchés mondiaux qui s’offrent aux films en langue anglaise — ne sont pas exempts de la tyrannie de l’argent. S’ils n’ont pas connu un grand succès, les compagnies américaines les considèrent comme de simples employés qu’on peut renvoyer et remplacer sur l’heure, pour peu qu’ils ne se plient pas aux ordres qui leur sont donnés. C’est pourquoi les plus célèbres d’entre eux sont devenus leurs propres producteurs.
Certains en France ont essayé de secouer le joug d’une manière identique. Mais la plupart des marchés étrangers étant fermés aujourd’hui aux films français pour des raisons qu’il ne m’appartient pas de dire ici, l’entreprise s’avère malaisée. D’autre part, et je ne l’apprendrai à personne, un artiste de chez nous est peu enclin à mêler la chose financière à son travail. Et s’il n’en a pas le goût, il en a encore moins le sens… D’où l’exception de telles expériences, au surplus rarement couronnées de succès.

 

De ce qui précède, je ne voudrais pas que l’on déduise que je suis amer ou aigri ou que je conserve une quelconque rancune envers qui que ce soit. Si je me remémore certaines luttes passées, c’est parfois pour en sourire. Le fait de trouver que la brume estompe la visibilité d’un décor dans un film qui se nomme précisément Le Quai des Brumes, ne peut avec le recul du temps que prêter à l’hilarité et non au ressentiment.
Victor Hugo a écrit quelque part « Lutter, c’est vivre ». A l’en croire, j’ai donc bien vécu.

Lorsque j’ai choisi ce métier — le plus beau du monde — … enfin disons un des plus beaux — pour avoir vu à l’oeuvre de mon maître Jacques Feyder, l’auteur de La Kermesse Héroïque, je ne me dissimulais pas qu’il me faudrait affronter quelques tempêtes… Avec la légèreté de la jeunesse, je m’en consolais en me moquant : mon ascendance bretonne ne m’y préparait-elle pas ? Toutefois, ma vision se limitait aux combats à mener. La partie immergée de l’iceberg m’échappait.
Mais comment aurais-je pu, admiratif du nouveau moyen d’expression qui s’offrait au monde, imaginer qu’un film était une simple marchandise, un produit manufacturé au même titre que tel autre et dont son auteur se voyait dépouillé, son oeuvre achevée, au bénéfice exclusif de ceux qui en faisaient commerce ?…

Aujourd’hui encore, nous en sommes là. Le réalisateur d’un film ne possède aucun droit sur l’oeuvre qu’il a créée. Pas même un droit de regard sur sa diffusion d’où résulte souvent une grande partie de son succès ou de son échec. Pas davantage le droit de s’opposer, sinon en engageant un procès, aux coupures et autres mutilations auxquelles peuvent se livrer des distributeurs locaux ou des directeurs de salles au cours de l’exploitation du film.
Il existe toutefois une possibilité à un auteur de devenir possesseur de son oeuvre : attendre que le producteur décède ou fasse faillite pour tenter de racheter le négatif à la faveur d’une éventuelle vente aux enchères.
C’est ainsi que le cas s’est produit pour mon film Trois Chambres à Manhattan.
Toutefois, on en conviendra, c’est là une éventualité qui demande une certaine dose de patience pour qui y songe… On m’objectera la limitation des droits de cession. Mais les producteurs ont prévu le cas. C’est pourquoi ils exigent que ceux-ci leur soient consentis pour une durée de trente années. Les producteurs d’Outre-Atlantique se montrent encore plus voraces : ils refusent tout accord qui ne porterait pas sur 99 ans !…
J’en aurai fini, lorsque j’aurai dit que le dépôt légal, comme cela est pratique courante pour tout ce qui est de l’écriture, n’existe pour le film que depuis quatre ans. Chose infiniment plus grave, il n’a pas été prévu d’effet rétroactif dans le décret qui l’a institué!… Or la pellicule est un matériau fragile qui résiste mal aux atteintes du temps. Sans surveillance, la peinture d’un tableau s’écaille, ses couleurs se ternissent. De même le papier d’un livre jaunit et se détériore. Le support d’un film devient, lui, un bloc de pierre irrécupérable. L’exemple affligeant m’en a été fourni par mon film La Marie du Port.

Si donc on ne porte pas promptement remède à ce qu’il faut bien appeler un total abandon, nos petits enfants ignoreront toujours qu’il y eut une Grande Illusion, une Passion de Jeanne d’Arc, une Kermesse Héroïque, et combien d’autres qu’il serait trop long de citer ici…
1980 est, paraît-il, pour notre pays l’Année du Patrimoine. Je ne sache pas qu’on se soit beaucoup préoccupé de ce patrimoine-là…
Telle est, hélas, la situation présente du cinéma français.

Je ne crois pas avoir forcé le trait en parlant comme je l’ai fait de la main-mise de l’argent sur la Création et en notant l’indifférence des pouvoirs publics à l’endroit du film. Je ne voudrais cependant pas qu’on se méprenne. Si j’ai cru devoir parler ainsi, c’est davantage en pensant à ceux qui viennent plutôt qu’à ceux qui, comme moi, ont leur carrière derrière eux.

Personnellement, je crois l’avoir dit, je n’éprouve nul ressentiment à la pensée des combats livrés. J’estime au contraire, à travers les luttes menées, avoir bénéficié de hasards heureux qui décident d’une vie. J’en vois une première preuve dans ma rencontre fortuite avec Françoise Rosay, l’admirable artiste que l’on sait. D’un projet encore lointain et flou, la femme de Jacques Feyder allait faire de celui-ci une réalité soudaine en me présentant à son mari. Quatre films où je travaillerai aux côtés de ce dernier allaient suivre, dont l’admirable Kermesse Héroïque.

Ma rencontre avec Jacques Prévert ensuite.
Au départ, un coup de dé. Tout comme moi, le futur auteur des dialogues des Enfants du Paradis est totalement inconnu de ce que l’on a coutume d’appeler le grand public. Toutefois, il a fait jouer une pièce, La Bataille de Fontenoy qui, suivant le mot d’ordre du moment, met le Surréalisme au service de la Révolution. Cette pièce je l’ai vue par le plus grand des hasards un dimanche de désoeuvrement à la Maison des Syndicats d’obédience communiste. J’étais alors loin de me douter qu’elle allait tracer une partie du chemin de ma vie.
Une réplique toutefois avait provoqué ma joie :
Soldats de Fontenoy, vous n’êtes pas tombés dans l’oreille d’un sourd!…
Elle me poursuivra longtemps.
Les années ont passé.

 

Je prépare mon premier film. Un sujet redoutable qui a été imposé au débutant que je suis. Il n’y est question que des prostitués et de mauvais garçons. Mais c’est cela ou rien. Je cherche un co-adaptateur qui accepte de se pencher sur la chose… Une idée démente me traverse l’esprit : faire appel à l’auteur délirant de La Bataille de Fontenoy. Je ne l’ai jamais rencontré, mais j’ai cru comprendre à travers sa pièce qu’il est plus près d’André Breton que de Francis Carco… Or, il s’agit de travailler à un sujet sur ce que l’on a coutume d’appeler « le milieu ». Comme on le voit une gageure, s’il en est une…
Et le miracle se produit. Dès le premier contact, Prévert et moi sympathisons. Il accepte d’adapter ledit sujet, non sans avoir au préalable ironisé comme on s’en doute…

Ce sera le début de dix années qui demeurent pour moi les plus belles et les plus enrichissantes de ma carrière tout entière.
Issus tous deux du peuple, tous deux formés à l’école de la vie et portant par là-même un regard identique sur le Monde, aimant les mêmes auteurs et les mêmes artistes, ignorant les autres, nous ne pouvions que nous entendre. C’est ainsi qu’il n’y eut jamais d’éclats de voix entre nous. Des discussions, oui; des disputes, jamais.
Contrairement aux hommes d’argent, il avait compris — et c’est tout à son honneur de co-auteur — que contraindre un réalisateur à diriger une scène contre son gré ne peut engendrer qu’un résultat médiocre. Si je n’arrivais pas à lui faire partager mes vues, il me disait sans le moins du monde être vexé : « Je ne suis pas d’accord avec toi, mais c’est ton film. » Et il écrivait la scène telle que je la désirais, sachant que je n’en tirerais aucune vanité et que la fois suivante, si je trouvais qu’il avait raison, je m’inclinerais tout aussi naturellement.

De beaux esprits ont cherché à savoir quelle part revenait à chacun de nous dans ce travail pourtant indissociable du scénario.
L’auteur d’un livre qui m’était consacré s’en moquait spirituellement : « Lorsqu’on utilise un ascenseur Roux-Combaluzier, écrivait-il, s’inquiète-t-on de savoir si Roux est responsable de la descente et Combaluzier de la montée? »

On le devine, une collaboration où règne une si parfaite harmonie ne pouvait qu’indisposer certains qui ne ménagèrent pas leurs efforts afin de nous séparer. L’occasion, tant attendue, allait leur être fournie par notre film Les Portes de la Nuit. Une critique déchaînée mena l’assaut principalement contre Prévert qui, sur ma demande, avait comme je l’ai dit adapté pour l’écran le ballet dont il était l’auteur avec Kosma, Le Rendez-vous.
Dans sa soif de destruction — il convenait d’en finir une fois pour toutes avec ces deux là! — l’unanimité de la critique alla jusqu’à ignorer la chanson du film qui, quelques années plus tard, devait faire le tour du monde et être classée en février dernier : meilleure chanson de film de ces cinquante dernières années.
Je veux parler des Feuilles Mortes.
Ecoeuré, meurtri plus encore, Prévert devait abandonner le cinéma durant près d’une décade.
Cependant, contrairement à lui, je m’accrochai…

C’est alors que ceux qui avaient tout fait pour nous séparer, allant même jusqu’à écrire que Prévert me portait préjudice — mais oui! — entreprirent de verser des pleurs sur notre séparation…
On commença à parler de « Carné sans Prévert » pour, évidemment, le déplorer…
Et lorsque, quelques années plus tard, l’auteur de Paroles revint au cinéma, on écrivit, tel Le Canard Enchaîné : « les dialogues sont signés d’un certain Prévert, mais ça ne doit pas être le même… ».

Ne serait-ce que pour ces années de collaboration avec l’auteur de Paroles, j’estime avoir été gâté par le sort.
Si celles qui ont suivi furent moins stimulantes, elles comportèrent cependant des motifs de satisfaction comme on en rencontre peu…
Aussi — l’avouerai-je — lorsqu’il m’arrive parfois de regarder en arrière, c’est une sorte de vertige qui me prend à la vision du chemin parcouru. Dût-on me taxer d’immodestie, je ne peux nier avoir été gâté par le succès. Et, sans les avoir jamais recherchés, par les honneurs également. Et le fait de ma présence parmi vous, même si je la dois à votre générosité, en est un exemple et non des moindres.

Cependant je ne me reconnais qu’un seul mérite : c’est — alors au creux de la vague — de n’avoir jamais désespéré ni même éprouvé un quelconque sentiment de lassitude. Mais, à y bien réfléchir, est-ce là vraiment un mérite personnel ?
N’est-ce pas plutôt une force que la nature m’a donnée et dont j’aurais tort de me prévaloir ? En ce cas, je ne la remercierai jamais assez, car je vois dans ce désir opiniâtre de vaincre, qui fut toujours le mien, une des raisons — et non la moindre — de ma carrière.

 

Un dernier aveu dans ce discours qui, décidément, en comporte beaucoup.
Un singulier hasard a voulu que l’anagramme de mon nom en forme un autre… Je vous laisse à deviner lequel… ECRAN!…

Peut-être — avec la superstition commune à tous les gens du spectacle — ai-je vu parfois dans ce hasard un encouragement à pour-suivre… Quoi qu’il en soit, on comprendra qu’il ne me déplaît pas que ce soit là le mot de la fin.

 

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INSTITUT DE FRANCE
ACADÉMIE DES BEAUX-ARTS
SÉANCE DU MERCREDI 14 MAI 1980
DISCOURS DE M. GERMAIN BAZIN
Membre de la section des Membres Libres

Monsieur Marcel Carné, récemment élu au fauteuil vacant dans la section des membres libres par suite du décès du Comte Arnauld Doria, est introduit dans la salle des séances par M. Emmanuel Bondeville, Secrétaire perpétuel. M. Germain Bazin prononce le discours suivant :

Monsieur,
Invité à vous accueillir au nom de l’Académie des Beaux-Arts, de cette mission je mesure tout l’honneur, mais aussi le péril. L’oeuvre d’un cinéaste n’est-elle pas plus difficile à appréhender que celle d’un écrivain ou d’un peintre ?
Il faudrait revoir tous ses films, tâche impossible. Heureusement sont restés fidèles en ma mémoire les souvenirs du fervent cinéphile que je fus dès les débuts, assidu spectateur du studio des Ursulines et du studio 28. Dans les années héroïques j’ai même fait quelques critiques cinématographiques. Je me vois encore un soir d’été, descendant l’avenue des Champs-Elysées à la recherche d’un improbable studio où l’on devait projeter le Ballet mécanique de Fernand Léger, chassé par toutes les concierges me disant que les représentants de commerce n’étaient plus reçus après 18 heures! Plus tard j’ai consacré un numéro spécial de ma revue L’Amour et l’Art à l’art cinématographique.

(…)

Mais vous-même, Monsieur, quand vous avez fait les Visiteurs du Soir, n’avez-vous pas dérobé les prestiges de l’enluminure, en allant chercher avec Jacques Prévert, votre inspiration dans les Très Riches Heures du duc de Berry ?
C’était pendant la guerre. Le gouvernement de Vichy avait interdit tous vos films, jugés propres à démoraliser la nation. Il paraît même que le déserteur de Quai des Brumes avait fait perdre la guerre. Pour échapper à la censure, rien de mieux que de choisir un thème dans le mythe.
J’admire la façon dont vous avez pu, Prévert et vous, quitter avec tant d’aisance la poésie du petit peuple parisien qui vous était si familière, pour entrer tout droit dans le grand style poétique du Moyen Age. Comme vous avez eu raison de ne pas avoir voulu un de ces châteaux « d’époque », dont la France abonde et de leur avoir préféré un château de Trauner et Wakhevitch en stuc et en toc, un château impossible. Imagine-t-on les Visiteurs du se déroulant dans du vécu ?
En ce film quel merveilleux sens du rythme, un andante majestueux, que certains vous ont reproché, et qui parfois se ralentit en largo, jusqu’au point où l’image se fait étale comme si elle rentrait dans cet intemporel qui est celui du livre d’où elle s’est échappée. Et le son lui aussi souvent s’arrête, comme suspendu au bord du silence. Prévert avait écrit un dialogue très sobre, il arrive que le film touche au muet. Sobres aussi sont les effets de surnaturel que la technique cinématographique aurait pu vous faire multiplier, si vous n’aviez voulu que toute cette féerie ait couleur de vraisemblance.
De tous vos films, c’est le seul où l’amour triomphe, il est vrai dans la mort, mais n’est-ce pas — sur ce point tous les poètes sont d’accord — le seul mode pour l’amour d’atteindre l’immortalité ? Cela d’ailleurs, nous le devons peut-être à André Paulvé, votre producteur, qui par raison d’économie supprima le dernier plan du scénario. Le film devait se terminer, en effet, par la destruction du château. C’était le diable qui triomphait. Tandis qu’il s’achève en apothéose par ce coeur de pierre qui bat dans la statue des amants unis. C’est l’amour qui est vainqueur. Et comme vous avez su travailler dans la pâte humaine, modelant à votre gré les merveilleux acteurs que vous aviez choisis, Fernand Ledoux, roi Lear mais débonnaire, Arletty, l’Eve éternelle, Jules Berry qui dans le Jour se lève était déjà entré dans les voies du diable, Alain Cuny à qui vous révéliez sa vocation mystique qui devait faire de lui un merveilleux Pierre de Craon dans l’Annonce faite à Marie! Les ballades de Joseph Kosma, l’orchestration de Maurice Thériet elles-mêmes ont pris le ton de la légende, sans prétendre à quelque grinçante reconstitution archéologique de la musique du XV° siècle.

Commis par l’Académie pour évoquer ici votre oeuvre, j’ai commencé par celle qui m’a été le plus droit au coeur, qui a le plus enchanté le médiéviste que je fus, que j’étais alors, avant que d’obéir à d’autres séductions. Qu’il me soit permis maintenant d’employer l’effet de flash back qui vous a si bien servi dans le Jour se lève et de me faire biographe plus ordonné !

Fut-il jamais vocation plus impérieuse que la vôtre ? A l’âge des culottes courtes, vous vous repaissiez de cinéma et de music-hall, inventant bien des trucs ingénieux pour forcer l’entrée des salles obscures, quand le pécule vous manquait. Votre père, qui était ébéniste, n’avait pas d’autre ambition pour vous que de vous voir embrasser son propre métier. Vous préfériez des emplois de hasard pour garder libre votre destin; il vous arriva aussi de faire de la critique cinématographique. Quand vous avez pu réunir les fonds pour acheter une caméra portative, vous allez voir le peuple se détendre au bord de la Marne et vous réalisez un court métrage : Nogent ou l’Eldorado du Dimanche.
Grâce à Françoise Rosay, vous assistez Feyder dans les Nouveaux Messieurs, mais il part pour les Etats-Unis. René Clair, a vu Nogent aux Ursulines en 1929; il vous recueille et vous vous trouvez à ses côtés dans Sous les toits de Paris. Cependant le style de René Clair n’est pas le vôtre. Quand Feyder revient, vous le rejoignez et devenez son premier assistant dans trois autres films, dont l’inoubliable Kermesse héroïque.

C’est alors — nous sommes en 1936 — que votre destin s’oriente. Vous connaissez Jacques Prévert. Rencontre providentielle. L’un conçoit en idées et en mots ce que l’autre pense en formes et en images. Cette collaboration exemplaire durera dix ans. Les scripts vous les réalisez ensemble. Prévert fait les dialogues et sur le plateau vous êtes le maître.

Tous deux enfants du faubourg, vous ressentez le même attrait pour ce milieu populaire où pêle-mêle dans la rue aux pavés luisants — c’est la rue Carné — les braves gens côtoient les mauvais garçons et les filles perdues. Il est facile de comprendre pourquoi les romanciers et les poètes ont été tellement attirés par ce milieu social. Ce n’est pas par goût de la dépravation. mais au contraire par recherche de la pureté : Malherbe n’allait-il pas à l’écoute des crocheteurs du Port-au-foin ?

Ici l’acte comme l’expression sont simples, directs (c’est un mot que vous aimez); les psychologues diraient que c’est par manque de secondarité. Tout est dru et cru en ce monde, à l’état natif. Qu’elle pousse au crime ou à l’amour, la vie y est jaillissement pur; la représentation mentale éclot spontanément en images; le langage populaire, c’est bien là le royaume des tropes, cher à Jean Paulhan.

Deux artistes, deux grands artistes, qui ont créé avec vous, ont particulièrement bien incarné cette franchise, cette ingénuité de l’âme populaire : Jean Gabin et Arletty, la grande Arletty, fille d’un ajusteur et d’une lingère.
Une fois créée votre association avec Prévert, la voie est ouverte. Les films, faits en commun vont se succéder. Ce fut — en 1936 — d’abord Jenny, d’après un roman de Pierre Rocher de votre propre avis, encore proche du mélodrame. L’année suivante voit Drôle de Drame, film cocasse d’après un roman anglais His First offence de Storer Clouston. Choc de mots, choc d’images, quiproquos, gags sans fin, situations bizarres — il fallait entendre ce mot dans la bouche gouailleuse de Jouvet — ce fut un peu pour vous et vos acteurs ce que sont les gammes pour un musicien.

Mais voici, en 1938, le chef-d’oeuvre sans pareil, Quai des Brumes d’après un roman de Mac Orlan, et la même année — quelle fécondité! — cette fois sur un scénario d’Henri Jeanson et de Jean Aurenche — d’après un roman de Dabit : Hôtel du Nord. Tous deux appartiennent au genre, créé par vous et Prévert qu’on appellera le « réalisme poétique ».

L’année suivante vous retrouvez avec Prévert dans cet immortel chef-d’oeuvre : le Jour se lève dont on a dit qu’il était construit sur les trois unités, comme une tragédie classique. Le procédé du flash back que vous maniez avec virtuosité n’est-il pas le pendant des artifices que sont chez Racine les confidences aux suivantes et les récits des messagers ?
Quelle oeuvre de vous est plus bouleversante pour le spectateur! Ce pauvre être, ce pauvre type, cet ouvrier au labeur particulièrement dur qui semblait promis tout au plus à un sort médiocre et qui rêvait d’un bonheur modeste, voici que, provoqué jusqu’à l’exaspération, un geste s’est échappé de lui : il a tué. Vous nous le montrez méditant de longues heures, toute une nuit jusqu’à l’aurore, traqué par l’appareil de la répression qui se déchaîne contre lui. Pour être encore un homme libre, pour sauver son âme, que lui reste-t-il d’autre que de se donner la mort?

La guerre vous surprend en plein travail. Naturellement l’utilisation des compétences, système militaire bien connu, vous fait mobiliser pour construire des routes alors que votre place eût été au service cinématographique de l’armée. La défaite vous restitue à la création. J’ai conté plus haut comment Prévert et vous-même, vous avez été amenés à produire les Visiteurs du Soir, présenté le 5 décembre 1942, et accueilli par le plus grand succès. Dans la lancée des Visiteurs du Soir vous réalisez avec Prévert un film extraordinaire, à plusieurs reprises — et encore l’an dernier — classé par le public comme le plus important de ce demi-siècle : Les Enfants du Paradis. Unique dans les annales cinématographiques, cette oeuvre échappe à toute définition. Est-ce un drame, est-ce une comédie? Est-ce un mythe? Est-ce un film historique sur le romantisme? Trois de vos héros sont des personnages qui ont vécu en ce temps. On voit Frédérick Lemaître, surnommé le « Talma du boulevard », jouer le Baron des Adrets; dans le deuxième épisode, sept ans plus tard, il jouera Shakespeare, et deviendra Othello dans la vie après l’avoir figuré sur la scène. C’est une sorte de geste du théâtre. On assiste à tous les genres de spectacle, le théâtre proprement dit, celui de la baraque de foire, la pantomime. Tous les personnages du film, qu’ils soient ou non acteurs, sont des errants, en quête de leur identité. Les hommes croient la trouver dans la femme. Garance, jouée par Arletty, est comme le lieu géométrique des désirs de tous les mâles, auxquels successivement elle se donne, avant de se trouver enfin dans le grand amour qu’elle s’empresse de fuir — selon l’éthique amoureuse de Prévert-Carné — en se perdant dans la foule du carnaval, poursuivie par les cris du mime Baptiste désespéré, incarné par le génie de Jean-Louis Barrault. La scène se termine sur ce carnaval qui favorise la confusion des genres, des êtres et des sexes, dans une mise en scène grandiose à laquelle participent 2 000 figurants, réalisée dans la reconstitution par Trauner de 200 mètres du boulevard du Crime, décor célèbre dans l’histoire du cinéma.

Les spectateurs verront les Enfants du Paradis le 9 mars 1945 au palais de Chaillot. Mais vous travaillez déjà avec Prévert à un autre film, les Portes de la Nuit, qui sera projeté en 1946. Cette fois nous sortons du mythe. Inspiré par l’actualité, ce film semble marquer un changement d’orientation. S’y croisent collaborateurs, F.F.I., profiteurs de guerre, miliciens, affairistes retour de Londres, le monde interlope de la libération. Et cela se solde par deux morts. Le public boude. Après l’incantation des deux films précédents, il se voit sans plaisir ramené par ses poètes préférés, aux laideurs du présent.

C’est alors que le couple Carné-Prévert se sépare. Chacun désormais suivra sa propre voie. En 1949, d’après le roman de Simenon, vous adaptez avec Louis Chavance, la Marie du port, où l’on perçoit un écho nostalgique de Quai des brumes. On a dit que ce film lumineux était un quai sans brume.

Dans le court temps d’un discours académique, il m’est difficile de vous suivre ensuite pas à pas, car vous évoluez un peu en zig-zag, abordant tour à tour divers genres. Celui qui me paraît dominer est l’étude sociologique. Vous objectivez alors votre talent, tandis qu’auparavant vous vous laissiez aller aux élans du coeur. L’Air de Paris, projeté en 1954, vous fait mettre en scène le milieu de la boxe, et Terrain vague en 1960 les problèmes de la délinquance provoqués par les grands ensembles. Mais le coup de gong fut donné par les Tricheurs, film montré en 1958, que suivirent les Jeunes Loups de 1968; vous étaliez au grand jour la démoralisation profonde de la jeunesse d’après-guerre, qui porte le deuil d’une civilisation.

Le sujet avait été abordé avant vous par Cayatte dans Avant le déluge et par Nicholas Ray dans la Fureur de vivre (1955). Mais il fallut Carné pour que l’évidence en apparut aux foules. Ce fut un beau tumulte. La jeunesse vous porta en triomphe sur les Champs-Elysées le jour de la première représentation, et les recettes prouvèrent l’adhésion du public. La critique se divisa en deux clans. Les uns crièrent au chef-d’oeuvre, d’autres vous cherchèrent querelle. Vous dérangiez. On vous avait classé dans le réalisme poétique, vous deviez y rester. On appréciait peu votre effort de renouvellement. Surtout on vous reprochait votre style. « Il dit tout », s’insurge un critique. C’est qu’alors les cinéastes de la nouvelle vague avaient élaboré un style plus relâché, plus naturel, sinon plus naturaliste, un style elliptique, syncopé à l’américaine, au débit plus rapide, au rythme saccadé à la Hitchcock, à l’allure de reportage, aux découpages à l’emporte-pièce.
Peut-être les nouvelles conditions économiques, créées par la concurrence de la télévision, ne sont-elles pas étrangères. à cette manière abrégée. Ce n’était plus le temps où un producteur comme André Paulvé pouvait vous tolérer de répéter une séquence vingt-quatre fois, comme vous l’aviez fait dans les Visiteurs du Soir.

La différence de votre style avec celui de la Nouvelle Vague apparaîtra dans un exemple. Dans le Jour se lève, lorsque François a abattu M. Valentin, au cours d’une longue séquence le corps de celui-ci dégringole l’escalier étage par étage, plus d’ailleurs qu’il n’est vraisemblable, à moins qu’un restant de vie ne l’ait poussé à s’enfuir de cette manière. Un cinéaste nouvelle vague eut fait un court flash sur le cadavre et ne se serait pas attardé. Vous ne nous faites pas grâce d’une marche. De ce suspense, il résulte pour le spectateur une étrange angoisse : Valentin est-il blessé à mort? Vivra-t-il? On se prend à souhaiter que oui, non pas pour lui, cette canaille, mais pour l’autre à qui va notre sympathie.
Mais en 1958, on estimait passés de mode ce qu’on appelait votre perfectionnisme, l’admirable qualité de vos images, vos cadrages .. impeccables, votre souci du rythme et du tempo dans la succession des plans, votre fétichisme de l’objet.

 

Fausse querelle s’il en est. Reproche-t-on à Delacroix de ne pas avoir peint comme Courbet après 1850, à Monet après 1910 de ne pas avoir fait du cubisme ? Eternelle querelle des Anciens et des Modernes !

Messieurs les journalistes, prenez garde, vous rejetez le cinéma de l’art, en l’asservissant à l’actuel.

Je viens d’évoquer votre sens de l’objet. Pour vous tout compte, jusque, pour citer Prévert : « le triste bruit que fait l’oeuf cassé sur le comptoir d’étain ». Multiples sont dans vos films les objets à fonctionnement symbolique comme dirait André Breton : le chat, témoin du baiser dans Thérèse Raquin, la passerelle du canal Saint-Martin dans Hôtel du Nord, le trousseau de clés sur lequel se resserre la petite main rapace de Marie dans la , et ce réveil, ce réveil du Jour se lève, qui sonne, sonne interminablement pour amener à recommencer, comme chaque matin, sa vie, celui qui vient de s’endormir du sommeil de l’éternité.

Cependant, votre talent est fort divers. Vous abordez des études psychologiques comme dans Trois chambres à Manhattan (1965) d’après Simenon, Thérèse Raquin (1953) d’après Zola que vous réactualisez et qui ne rappelle en rien le film de Feyder sur le même thème. Vous voulez aussi filmer votre cour d’assises; quel cinéaste a résisté à cette tentation? Ce sera Les Assassins de l’ordre (1970). Du mouron pour les petits oiseaux (1963) vous ramène au cher petit peuple parisien de votre jeunesse, cette fois dans le quartier de la Contrescarpe.

Pour autant, vous n’avez pas perdu la clé des songes. Vous revêtez seulement le rêve des couleurs du réel. En 1951, d’après une pièce de Georges Neveux, vous créez Juliette, cette Juliette à laquelle vous pensiez depuis si longtemps, car vous êtes tenace. Cette excursion d’un qui se souvient au pays des gens sans mémoire, surpassait peut-être en beauté formelle tout ce que vous aviez fait jusqu’alors. C’est là qu’ayant besoin d’une forêt, mais non de n’importe laquelle, de la forêt des légendes, de la même famille que le château des Visiteurs du Soir, vous estimiez nécessaire de la fabriquer avec des arbres factices mus à votre gré par des palans. Quel perfectionnisme! Mais n’est-ce pas vous qui, dans je ne sais plus quel film, aviez fait accentuer l’argent des bouleaux — vrais ceux-là — que vous ne trouviez pas assez lumineux?

En 1956 Le Pays d’où je viens, d’après un scénario de Jacques Emmanuel et Marcel Achard, c’est un conte bleu dans la neige. En 1974, la Merveilleuse Visite nous met en présence d’un ange, mais qui a perdu ses ailes, tombé du ciel, dans un village breton, où l’on finit par le chasser après l’avoir adulé.

Et pour terminer, en votre dernier film, renouvelant un genre où avait excellé Luciano Emmer, vous faites parler une oeuvre d’art, comme le metteur en scène de Domenica d’Agosto l’avait fait quand il avait interrogé les fresques de Giotto à Assise et à Padoue.Mais vous, qui êtes-vous Marcel Carné ? On ne sait pas comment vous désigner : cinéaste ? qui ne l’est sur un plateau ? Metteur en scène, c’est trop restreindre votre action. Réalisateur, c’est le rabaisser plus encore.

Vous visez plus haut.
Au prix d’un échafaudage de quarante mètres — vous voyez toujours grand — en 1977, dans la Bible vous réveillez du sommeil d’or où elles dormaient depuis tant de siècles, les mosaïques de la basilique de Monreale. A vos côtés, Didier Decoin fait parler le plus vieux livre du monde. Quand pour la continuité du récit manque un chaînon, vous opérez la liaison avec des paysages tournés en Israël qui font surgir la lumière du jour dans l’abstraction du ciel d’or. Et comme un magicien, vous accomplissez le miracle de conférer le mouvement à des formes figées dans un hiératisme qui se voulait symbole d’éternité.

Sur le point de trouver son terme, ce propos ne serait pas complet si je ne posais pas la question : Quel est donc l’homme selon Carné ? Comment vit-on dans l’oeuvre de Carné? Franchement on y vit mal, si mal que souvent l’on en meurt.

On l’a dit, ce qui domine la trame de vos films, c’est le destin, un destin aussi inexorable que le fatum antique. Dans les milieux où vous avez choisi d’approfondir l’humain, celui des déshérités, des paumés, des sans grade, des déserteurs, des transfuges, des marginaux et des prolétaires, la chance est rare et ne repasse pas deux fois.

C’est plus souvent la malchance qu’apporte le destin, et l’absence de ruse empêche ces gens tout d’une pièce de déjouer le mauvais sort. Ils s’y précipitent tête baissée. Le destin est incarné souvent chez vous par un personnage; c’est M. Valentin dans le Jour se lève, le diable dans les Visiteurs du Soir. Parfois c’est un personnage gratuit en apparence, mais qui joue un rôle central comme Jéricho des Enfants du Paradis, ce clochard dont Pierre Renoir réalisa une incarnation inoubliable, Jéricho qui va de l’un à l’autre, comme pour distribuer à chacun les feuillets arrachés du grand livre où tout est écrit. Le destin s’acharne tout particulièrement sur ceux qui croient le défier par l’amour.

On a dit que vos amants devaient se contenter de brefs moments de bonheur que vous leur accordiez. Pour éphémère qu’il soit, l’amour, l’amour vrai, l’amour avec un grand A, quand il a touché deux êtres rayonne dans sa pureté au milieu des vices, des amours crapuleuses, des amours brutales et vénales qui rampent autour de lui et le menacent.

L’amour vous tient tellement à coeur qu’ayant à décrire le milieu où il est le plus bafoué, remplacé par des techniques érotiques, celui des Tricheurs, vous n’avez pas pu vous empêcher d’y opérer le greffon d’un sentiment authentique qui s’empare de Bob et de Mic et qui, comme il se doit, conduit l’un d’eux, la pauvre Mic, à son destin : finir comme un pantin désarticulé dans une Jaguar brisée au bord d’une route.

 

Maître artisan du cinéma vous ont appelé certains critiques caustiques, sous prétexte que souvent vous n’avez pas écrit le scénario de vos films. Quelle méconnaissance des pouvoirs de l’art, recouvrés dans leur plénitude par le cinéma, tandis que les arts plastiques se stérilisaient dans leur gratuité! A-t-on jamais fait grief à Raphaël d’avoir suivi le programme fourni par un humaniste — peut-être Jules II lui-même — quand il peignit la Chambre de la Signature, à Mozart d’avoir composé le Mariage de Figaro sur un livret de Jacopo da Ponte?

Ce que vous êtes, Monsieur le montreur d’images ? A l’écoute du coeur humain dont vous percevez les battements même dans la pierre, témoin pitoyable de la détresse des hommes, de leurs espoirs, de leur soif d’absolu, de leurs souffrances et de leurs brèves et pauvres joies, vous êtes un poète.

Et ce poète est couronné de lauriers. Pour répondre aux lois du genre, il m’eut fallu mentionner toutes les récompenses qu’a reçu votre talent. Mais je n’en finirais pas d’énumérer tous les lions d’or, palmes d’or et médailles de même métal qui vous ont été décernés. Je rappellerai seulement que l’an dernier le vote des 2 000 membres de l’Académie des arts et techniques du cinéma consacra les Enfants du Paradis comme le plus beau film du demi-siècle. Et sur ce palmarès des dix meilleurs pour cette période, vous figuriez encore avec Quai des Brumes. Vous étiez César des Césars.

Aujourd’hui, c’est toute votre oeuvre qu’en témoignage d’admiration couronne l’Académie des Beaux-Arts, et je suis heureux et fier de vous dire, en son nom : parmi nous, Monsieur, soyez le bienvenu.

 

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