LES BONUS (non retenus dans l’édition définitive)

CHAPITRE 8 : « Le Mitan… savez-vous c’que c’est ? »

Marcel Carné , Ciné-Reporter (1929-1934)
Marcel Carné , Ciné-Reporter (1929-1934)

Sortie le 10 mars aux Editions La Tour Verte de notre anthologie des écrits de Marcel Carné lorsqu’il était critique, avant de devenir le cinéaste que vous connaissez.

Disponible dans toutes les bonnes librairies (physiques ou sur internet) mais également sur le site de notre éditeur : www.latourverte.com.

Tarif : 18,90 euros.

CHAPITRE 8 :   « Le Mitan… savez-vous c’que c’est ? »  (Articles où l’on découvre le Carné satiriste et ironique)

Voici l’article que nous n’avons pas retenu dans ce chapitre :

« Le Prix de la gloire ? » – (Cinémagazine – n°46 – 15 novembre 1929)

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« Le Prix de la gloire ? » – (Cinémagazine – n°46 – 15novembre 1929)

La gare Saint-Lazare est noire de curieux qui attendent l’arrivée du train venant du Havre. Sur le quai on s’écrase littéralement. Est-ce le Président de la République qui revient d’un long voyage ? un souverain étranger qui nous rend visite, ou notre ministre des Affaires étrangères de retour d’une nouvelle conférence sur le désarmement ? Non.

Les journaux du matin nous apprennent qu’il s’agit tout simplement de l’arrivée parmi nous d’une grande vedette d’outre-Atlantique venue passer ses vacances en Europe. Les gens pressés, devant l’attroupement des badauds, se renseignent néanmoins et s’en vont en haussant les épaules. Enfin le train entre en gare. Chacun se précipite, bousculant son voisin, vers le Pullman où Elle se trouve. Souhaits de bienvenue, amabilités de part et d’autre, poses devant l’objectif, sérieuses ou ironiques, de face, de profil, de trois-quarts, en plongée, en contre-plongée, en buste, en pied. Montée de l’Idole dans la voiture qui l’attend à l’entrée de la gare et la foule se disperse lentement.

Deux midinettes, insouciantes tout à l’heure, s’en vont mélancoliquement.

Le rire frais et joyeux d’il y a quelques instants a fait place à la plus amère songerie. Aux maisons qui les entourent se sur-impressionnent les acclamations de la foule, les gerbes, les autographes et demain, dans les journaux, des photographies et un nom en lettres hautes comme cela…

Nous ne voudrions pas nous donner des airs doctoraux qui nous iraient fort mal, mais enfin, si ces pauvres jeunes filles connaissaient le revers de la médaille, peut-être s’estimeraient-elles moins malheureuses de n’être pas celle qu’elles envient actuellement.

Tout d’abord une question : lorsque, l’époque des belles vacances revenue, ayant déniché « le petit trou pas cher », vous avez fait vos malles, pris le train et êtes arrivées dans la localité choisie dans l’espoir de prendre un repos bien gagné, seriez-vous satisfaites qu’une foule de badauds vous attende à la gare, qu’ensuite chacun surveille vos moindres faits et gestes, les commente. Qu’à tous moments du jour – ou de la nuit – vous ne puissiez faire un pas sans qu’un importun vous demande un autographe, votre opinion sur le film parlant ou sur une maxime de La Rochefoucauld, une dédicace sur une photographie, une attestation pour un produit de beauté, ou votre présidence effective au banquet organisé par les cénobites de la région ?

Vous croyez, peut-être, que j’exagère. En ce cas, je vous ferai part d’un incident dont j’ai été témoin :

Dans un studio des environs de Paris, un metteur en scène tournait une scène particulièrement délicate et, une fois n’étant pas coutume, avait réussi à obtenir un silence total, quand, tout à coup, le gardien du studio fait irruption sur le plateau et, la voix coupée par l’émotion, dit à la principale interprète :

« Il y a là un jeune homme qui vous demande, votre sœur est au plus mal. »

Affolée, comme on le devine, l’actrice se précipite dans le bureau du gardien, trouve le jeune homme qui, très simplement, sans se troubler, s’excuse d’avoir employé un tel moyen pour parvenir jusqu’à elle, mais avoue qu’il avait usé de ce stratagème afin de pouvoir lui demander un petit rôle à ses côtés !

Et je vous prie de croire que le fait n’est pas exceptionnel. Combien de réalisateurs et d’artistes ont à souffrir d’aspirants grandes vedettes ! Les scénarios que les premiers reçoivent chaque jour ne se comptent plus. Et nous sommes en France, pays de la pondération. Songez à ce que cela doit être en Amérique !

Pour vous donner un exemple de popularités plutôt gênantes, voici quelques échos choisis entre cent. Ils vous feront certainement sourire comme ils firent sourire les intéressés eux-mêmes la première fois ; mais de tels faits, se reproduisant continuellement, finissent par devenir insupportables :

Cecil B. de Mille, le metteur en scène bien connu, a pour habitude de faire une marche de trois kilomètres tous les matins. Il aime particulièrement une certaine route, mais il ne peut s’y engager que deux fois par semaine, et pas à jours fixes, de peur d’être arrêté à chaque pas par des importuns, jolies postulantes au rang d’étoiles, parents désireux de lui exhiber un rejeton qu’ils croient doué du plus merveilleux talent, gens aux allures de lunatiques, placiers en valeurs, agents d’assurances, etc.

Quant à John Gilbert, il s’est vu contraint d’élever un haut mur entre la route et sa propriété pour mettre fin à la procession d’auto-cars dont les passagers attendaient patiemment son apparition à une fenêtre, ne fut-ce que pour une seconde. Ce mur obstrue naturellement une vue superbe que l’acteur se plaisait à admirer.

Depuis que l’on sait que Nils Asther aime la solitude, on le réveille parfois à deux ou trois heures du matin pour lui demander s’il ne jouait pas dans tel ou tel film. En outre, la route qu’il suit pour entrer chez lui est sillonnée de gens, également solitaires, qui veulent recueillir le fruit de ses expériences d’ermite.

Sous prétexte que Marion Davies aime la peinture, des légions de jeunes artistes se postent au coin des rues qu’elle fréquente pour lui demander de poser. Elle ne prend plus son essence au même garage depuis le jour où elle s’est aperçue qu’elle provoquait des rassemblements dangereux.

De même, Joan Crawford dut abandonner son garage favori. Un jour, une de ses admiratrices lui découpa subrepticement un morceau de sa robe… comme souvenir.

Douglas et Mary raffolaient d’un adorable petit chemin creux des environs d’Hollywood. On sut qu’ils s’y rendaient régulièrement et bientôt un marchand de cacahuètes et de saucisses s’y installa pour satisfaire la foule des curieux. Des spéculateurs achetèrent des terrains donnant sur le petit chemin et bientôt des centaines de bungalows furent édifiés. Naturellement, Doug et Mary avaient dû, depuis longtemps, choisir un autre coin pour leurs promenades.

Les réunions sportives du stade d’Hollywood comptent le vendredi nombre de stars parmi les spectateurs. Pour être tranquilles, ceux-ci se font accompagner par des contingents d’amis, ils peuvent alors suivre le jeu sans être inquiétés par les offres extravagantes de leurs poursuivants. Ainsi agissent Lewis Stone, William Haines, H.-B. Warner, Joe Mack Brown.

Conrad Nagel, lui, assistait régulièrement tous les dimanches aux offices d’un temple protestant. Il dut y renoncer, étant assailli chaque fois par d’innombrables jeunes filles en quête d’autographes.

Mais les plus terribles sont assurément les agents et placiers de toute sortes. Pendant une semaine, Fred Niblo dut rentrer et sortir de chez lui en s’insinuant entre les branches d’une haie pour éviter un marchand d’autos qui voulait absolument lui vendre une nouvelle voiture.

Nous nous en tiendrons là pour aujourd’hui. Mais, dites-moi, aspirants grandes vedettes, êtes-vous toujours décidés à connaître le « prix de la gloire » ?

N’hésitez pas, allez ; ce que vos lèvres ne veulent avouer, vos yeux le disent.

À mon tour d’être franc : je savais fort bien que ce petit papier ne servirait à rien, qu’il ne pourrait aller à l’encontre de ce que vous appelez « le feu sacré ». Alors excusez-m’en et… sans rancune.

Marcel Carné

 

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